mercredi 22 décembre 2021

Noël (quand même)

 Dans ma famille, Noël n’était pas la fête de Jésus. C’était la nôtre. Il y avait bien sûr une attention méticuleuse portée à toute la symbolique entourant ce grand jour : le sapin, la messe de minuit composée de trois messes, en fait, la messe des Anges, des Bergers et (enfin !) du Verbe divin — je m’en souviens comme si c’était hier, mon père était organiste à cette occasion —, la tourtière et la remise de cadeaux. Indépendamment de l’âge que nous avions, nous savions faire la bonne génuflexion, partout où elle était requise.

Mais l’esprit de réjouissance avait très peu à voir avec le divin enfant et tout à voir avec notre propre béatitude. Noël était le seul temps de l’année où tout le monde dans la famille s’aimait. Il y avait un calme, une sérénité, une chaleur qui, dans mon souvenir en tout cas, étaient uniques à ce moment précis de l’année. Soudainement tricotés serrés, on se retrouvait comme dans une bulle, conscients de partager le même sang, les mêmes peines, le même désir d’être heureux.

Noël a ce pouvoir-là. En 1914, des soldats allemands sont sortis de leurs tranchées le 25 décembre pour serrer la main de leurs ennemis, en chantant des cantiques de Noël. Comme si, pour une seule journée de l’année, nous étions ici sur Terre comme des astronautes dans l’espace. Capables de nous voir de haut, de surplomber notre condition de fourmis, d’oublier les mesquineries et les rivalités pour nous sentir intrinsèquement connectés les uns aux autres, pour nous sentir habiter une autre dimension.

Admettez que ce « bref instant de splendeur », pour emprunter à un titre de roman très prisé à l’heure actuelle*, fait du bien. Nous avons passé près de deux ans maintenant à vouloir égorger l’effronté qui s’est faufilé dans la queue à laquelle la pandémie nous a habitués, sans parler de la dame qui vous crie des injures parce que votre masque a glissé d’un demi-centimètre sous votre nez — votre nez qui, en plus, coule parce que vous arrivez de dehors et qu’il fait froid et que de vous moucher risque d’alerter la direction de l’établissement et, que sais-je, les pompiers ?

Deux ans à ne pas savoir sur quel pied danser. À vous faire dire que, vu votre âge, vous feriez mieux de rester chez vous. Deux ans à s’habituer à des choses auxquelles vous ne pensiez jamais pouvoir vous habituer : acheter des vêtements en ligne, assister à des funérailles en ligne, enseigner en ligne en ne sachant absolument pas qui vous écoute ou si même on vous écoute. C’est dur et ce n’est pas parce qu’elle s’installe, cette fichue pandémie, que cela cesse de l’être. Tout le contraire.

On aurait bien besoin de Noël en ce moment. Qu’est-ce qu’on a pu chiquer la guenilledepuis deux ans ! La pandémie, croyait-on, allait nous forcer à voir plus loin, plus grand, à être plus écologiques, à nous solidariser à l’échelle planétaire. Vous voulez rire ? À en juger par l’humeur des gens faisant la queue pour la nouvelle manne sanitaire, les autotests rapides, les anges dans nos campagnes n’étaient pas tellement au rendez-vous, lundi matin.

— Le gouvernement aurait dû prévoir ça bien avant, maudit.

— Pourquoi on ne nous a pas offert une troisième dose il y a trois semaines ?

— Ça me fait rien de geler si je vais obtenir ma trousse, mais pas question que je me gèle les fesses pour rien du tout !

Plus fourmi que ça, tu meurs pulvérisé sous la botte d’un soldat canadien venu prêter main-forte à « l‘effort de guerre ».

Quoi qu’il en soit, il ne faudrait pas se décourager, dit le ministre de la Santé, Christian Dubé. Sans doute croit-il en son devoir de maintenir le moral des troupes sans comprendre qu’à force de nous encourager à mettre un petit pied devant l’autre, à force de miser sur l’immédiat qui risque par ailleurs d’être contredit demain, on finit tous condamnés à jouer les gérants d’estrade. Et à mourir d’ennui. À quand les propositions pour nous aider à relever un tantinet la tête et à voir un peu plus loin ? La réforme des CHSLD, ça s’en vient ? Oh, les soins à domicile ! Un investissement massif dans les arts et la culture, peut-être ? Et la réduction des gaz à effet de serre bordel ? La réforme du mode de scrutin, on le sait, on ne peut même plus en parler.

En ces derniers jours de 2021, on vit dans une ambiance de sous-sol d’église. Les chaises sont dures, les nappes, en plastique, et on ne sait pas quel temps il fait dehors. Alors, vivement Noël.

Vite, décollons-nous la langue de la rampe gelée de la politique à la petite semaine et posons-nous la question fondamentale de ce temps béni des dieux : qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ?

Joyeux Noël et bonne année (quand même). Cette chronique sera de retour le 12 janvier.

mercredi 15 décembre 2021

Une affaire de zizis

 Peut-être avez-vous raté l’appel à la nation à la Charles de Gaulle, le coup de l’arme d’assaut pointée vers des journalistes, le doigt d’honneur dressé de la banquette arrière de sa berline, ou encore, les nombreuses prestations toujours hautes en couleur (« Quand on m’attaque, je cogne trois fois plus fort ! ») dont regorgent les médias français. Mais sans doute connaissez-vous son nom ou son physique « souffreteux » — qu’on dirait tiré d’un conte pour faire peur aux enfants.

Le polémiste d’extrême droite Éric Zemmour « a déboulé il y a quelques mois comme un chien fou dans une morne campagne présidentielle, ouvrant spectaculairement le jeu électoral », écrit le magazine L’Obs. Un peu comme Donald Trump aux États-Unis en 2016, Zemmour arrive en extraterrestre, baveux à souhait, sans véritable programme, sans véritable intérêt pour la politique non plus, mais avec un intérêt consommé en lui-même. Bien que l’élection de ce dernier soit plus improbable que l’était celle de Trump — la France étant la France, une certaine bienséance s’impose —, Zemmour se positionne lui aussi comme l’homme fort venu sauver le pays de l’immigration, des femmes et des gais, « ces bobos communautaristes […] qui nous dévirilisent ».

Auteur de La France n’a pas dit son dernier mot, monsieur Z. est nettement plus érudit que son pendant américain, mais il est également plus réactionnaire. Peut-être justement parce qu’il est subjugué par ce qu’il appelle le roman national, « ce récit mythique d’une France imaginaire construit au XIXe siècle », patriarcal et catholique à souhait. Plus que l’agent orange, Zemmour a une dent aiguisée contre tout ce qui dépasse : l’Immigrant, la Femme, le Musulman.

Comme son mentor xénophobe, le père de l’Action française, Charles Maurras (1868-1952), qui ciblait les juifs, les protestants, les « métèques » et les francs-maçons, Zemmour, lui, croit que le pays sera sauvé quand on en aura fini « avec les musulmans et les minorités tyranniques ». Et, bien sûr, remis les femmes à leur place. Les femmes sont responsables, selon lui, de la stagnation intellectuelle et économique de l’Europe, car elles « dénaturent » la politique. « Elles ne créent pas, elles entretiennent ; elles ne règnent pas, elles régentent », écrit-il dans Le premier sexe, son pied de nez à Simone de Beauvoir. Et tout ça parce que l’homme européen, confronté à des immigrés plus jeunes et plus vigoureux, « a déposé son phallus à terre », ce qui fragilise le pouvoir politique et permet « la malédiction féminine ».

Zemmour est donc entré en politique — contre toute attente, son entourage n’y croyait guère, et lui non plus, supposément — pour que le phallus reprenne ses droits. Pour que la politique redevienne le combat d’hommes blancs bottant le cul aux intrus malappris au teint bistre, « avec le corps des femmes comme champ de bataille ». Admettez que Donald Trump n’a jamais été aussi éloquent, ni même aussi précis. L’anecdote qui serait à l’origine du saut du candidat d’extrême droite dans l’arène politique est un bon exemple, d’ailleurs, de ce machisme tatillon.

À force d’être applaudi, le candidat polémiste s’était mis, on s’en doute bien, à s’imaginer président. Mais le coup d’envoi est venu un après-midi où sa jeune maîtresse, de 34 ans sa cadette, Sarah Knafo, l’accompagnait à un événement organisé par le magazine Valeurs actuelles. « Tout le gotha catho réac est présent », raconte le journal Libération, pour entendre Zemmour débattre avec le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire. Debout dans la salle, sa jeune « conseillère », qui voudrait voir son Éric s’engager résolument en politique, se plaît à l’agacer au bras d’un autre homme. Ça fonctionne. Il lui rend la monnaie de sa pièce en mordant un peu plus férocement dans son adversaire.

La conquête politique et le rapt des femmes comme consécrations de la puissance masculine, bien que dignes de la préhistoire, sont des comportements toujours bien en vue. Zemmour venait d’en faire la démonstration. « Dans les combats politiques, c’est toujours le mâle dominant qui finit par l’emporter », dit le principal intéressé. Le tour sera joué quelques mois plus tard alors que, désormais divorcé de sa femme, Zemmour s’étale à la une du Paris Match avec sa jeune amie. Sa candidature aux élections présidentielles suivra peu après.

Ce qu’il faut retenir de tout ce guignol est que la montée de l’extrême droite, cette politique de la peur et du ressentiment qui fait tant frémir, est en fait la montée de la masculinité toxique. On a l’habitude de parler de ce phénomène en termes individuels, notamment en ce qui concerne les agressions sexuelles. Que des hommes (car ce n’est certainement pas tous les hommes) aient besoin de dominer pour exister, aient besoin de frapper, d’humilier ou de condamner pour se sentir forts, pour se croire rois et maîtres, est l’idée maîtresse derrière tous les régimes autoritaires ou fanatiques.

Les trois grandes caractéristiques de l’extrême droite — la misogynie, la xénophobie et la nostalgie d’un temps révolu — sont toutes, à la base, les symptômes d’une crise de la masculinité, qui inclut aussi la perte d’emploi, l’augmentation des suicides, la consommation d’opioïdes et d’alcool. La montée de la droite n’est rien d’autre qu’un reflet de l’angoisse des hommes en perte de privilèges et de consécration.

Après Donald Trump, Éric Zemmour nous montre à quel point ce spectacle est pathétique, dangereux et réel.

fpelletier@ledevoir.ca

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mercredi 8 décembre 2021

PQ: les éléphants dans la pièce

 Au tour des membres du Parti québécois de se réunir la fin de semaine dernière pour discuter « avenir » et « contenu ». L’avenir est un mot particulièrement chargé en ce qui concerne le PQ puisque, de tous les partis provinciaux, il est le seul qui vit une véritable agonie. René Lévesque a beau avoir lui-même prédit la mort de sa formation, un tel dépérissement au sein d’un parti qui a été aussi important dans l’histoire du Québec ne cesse de surprendre. En neuf ans, le PQ est passé de 31,95 % des intentions de vote (2012) — 25,38 % en 2014, puis 17,06 % 2018 — à 13 %, selon un sondage Léger dévoilé jeudi dernier.

L’heure est grave pour le PQ. Mais il va falloir faire plus que montrer d’un doigt accusateur le Canada « postnational » de Justin Trudeau pour se tirer du pétrin. Quoi qu’en dise le chef, Paul St-Pierre Plamondon, le problème fondamental du parti n’est pas « l’omerta » entourant la souveraineté. C’est que la formation actuelle n’a pas grand-chose à dire — outre la réactivation d’un calendrier (mortifère) référendaire.

Tout se passe comme si le PQ ne comprenait pas le rôle qu’il avait lui-même joué depuis 25 ans.

D’abord, on sous-estime ce que les échecs référendaires nous ont infligé comme blessure psychique. J’en prends pour preuve les nombreuses entrevues que j’ai menées sur le nationalisme québécois récemment. Pour tous ceux qui ont cru à la « société modèle » dont parlait René Lévesque, il reste un goût de cendres dans la bouche. C’est dur de perdre, pour n’importe qui, mais c’est encore plus dur, comme dit le sociologue Gérard Bouchard, quand on participe soi-même à sa propre défaite. On mesure encore mal tout le découragement et la désillusion qui découlent de ce rendez-vous raté avec l’Histoire.

C’est d’ailleurs pourquoi les invectives de PSPP à l’endroit du fédéral sont si peu convaincantes. Le problème n’est pas d’abord à Ottawa — même si, bien sûr, on peut lui reprocher un tas de choses. Le problème est de n’avoir pas su sauter à bord du train alors que personne ne nous en empêchait. Trop de francophones — ceux-là mêmes sur qui on pensait pouvoir compter, le 30 octobre 1995 — ont choisi de ne pas bouger, ont choisi, pour paraphraser un autre indépendantiste de la première heure, Jean Dorion, ce qu’ils étaient déjà plutôt que ce qu’ils auraient pu devenir.

Le problème du PQ aujourd’hui est que, plutôt que de viser haut, de concevoir un plan généreux, ambitieux, ouvert sur la diversité et sur le monde, à l’instar du projet initial, il cherche sans cesse des coupables. On reprend donc de vieux refrains : « c’est la faute au fédéral » (lire : au multiculturalisme) et « à l’anglais », sans oublier les nouvelles têtes de Turc : les immigrants.

Le PQ ne parle évidemment plus de mettre les immigrants au pas des valeurs québécoises ou d’interdire encore plus largement le port des signes religieux, comme il le faisait au moment de prendre le pourvoir en 2012. Pour le parti de René Lévesque, le prix à payer pour des positions aussi conservatrices (on sait d’ailleurs ce qu’en passait Jacques Parizeau) est beaucoup trop élevé. Et puis, il a déjà encaissé le coup lors des dernières élections, subissant « la pire défaite de son histoire ». Depuis, le PQ de PSPP se contente de soutenir du bout des lèvres les politiques nationalistes conservatrices du gouvernement Legault. Un tour de passe-passe dont personne n’est dupe et qui fait du message péquiste une espèce de bouillie pour les chats, le coupant toujours un peu plus de sa gauche, des immigrants et des jeunes, en plus d’empêcher un franc combat contre la CAQ lors des prochaines élections.

Ce pari empoisonné, bien que conçu avec les meilleures intentions — promouvoir la laïcité et l’égalité hommes-femmes —, est le véritable éléphant dans la pièce. Depuis la crise des accommodements raisonnables, le PQ, empruntant l’approche adoptée par le chef adéquiste Mario Dumont en 2007, s’est mis lui aussi à parler de « nous ». Le temps des minorités avait suffisamment duré, disait-on, il fallait remettre la majorité francophone au centre du récit national. La CAQ a ensuite repris le même flambeau, avec grand succès d’ailleurs.

On peut comprendre, bien sûr, le besoin de rassurer les francophones sur leur avenir. Mais encore aurait-il fallu rassurer les membres des communautés culturelles sur le leur. D’autant plus que, pendant tout ce temps, la société québécoise n’a cessé de se diversifier. Le résultat inévitable, rappelle l’historien Pierre Anctil, de l’application de la loi 101. En intégrant les enfants d’immigrants dans les écoles françaises, on assurait non seulement la francisation des petits étrangers, mais on pavait la voie à une société de plus en plus multiculturelle.

« Je ne suis pas certain que la génération de Lévesque ait bien compris la portée du geste à l’époque, ajoute-t-il. Qu’à terme, c’est l’identité québécoise elle-même qui serait transformée. »

Ce que le PQ d’aujourd’hui ne semble pas comprendre, lui, c’est que les jeunes qui lui tournent le dos actuellement ne le font pas par désintérêt pour la souveraineté. Ils le font parce que le projet qu’on leur propose n’est pas suffisamment « inclusif ». Qu’ils soient francophones de souche ou fils ou filles d’immigrants, la diversité culturelle est la réalité qu’ils connaissent et qu’ils veulent maintenir. Oui, ils veulent vivre en français, mais pas nécessairement selon un seul modèle. Plus que toute autre chose, c’est cette diversité culturelle qui démarque l’époque actuelle des autres.

Avis aux partis politiques qui croient en l’avenir.

fpelletier@ledevoir.com

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mercredi 1 décembre 2021

Voir plus loin que son nez

 L’apparition d’un troisième variant de taille — après Alpha et Delta, voici le redoutable Omicron — rappelle le b.a.-ba de toute pandémie. Le virus affecte l’ensemble de la planète. Le virus ne connaît pas de frontières. Multiplier les mesures et les vaccins chez les mieux nantis, bien qu’essentiel, ne compense pas l’absence flagrante de protection chez la majorité défavorisée. En Afrique, seulement 6 % de la population générale est adéquatement vaccinée comparativement à 60 % aux États-Unis, 70 % en France, 77 % en Chine continentale, 75,50 % au Canada et 77,9 % au Québec (88,9 % des 12 ans et plus).

On aurait raison de se féliciter de ces taux de vaccination olympiques s’ils ne représentaient pas un véritable cheval de Troie. « Notre échec à fournir des vaccins aux pays du tiers-monde revient aujourd’hui nous hanter », dit l’ex-premier ministre britannique et ambassadeur auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Gordon Brown. Les variants ne sont rien d’autre que les conséquences de l’inégalité vaccinale ; ils sont les réactions (ô combien futées) du virus face aux vaccins.

« Chaque fois que le virus se reproduit en quelqu’un, dit le virologue Vinod Balasubramaniam, le risque d’une mutation existe. » Une telle mutation risque, à son tour, de créer un variant. Plus un variant exhibe de mutations — Omicron détient la palme des transformations —, plus il est capable, du moins en théorie, de contourner la protection vaccinale et, donc, de se transmettre.

Or, pour que le virus développe toute cette armature, tous ces muscles, il faut un vaste terrain d’entraînement. De grands bassins de population encore vierge, c’est-à-dire largement non protégée, sont nécessaires pour pouvoir former de nouveaux assaillants. Toute cette gymnastique génétique se déroule plus efficacement encore lorsque le terrain compte beaucoup de personnes immunosupprimées. Des scientifiques soupçonnent que c’est ce scénario qui a permis aux variants Delta et Omicron d’émerger en Afrique du Sud, où 8,2 millions de personnes sont infectées au VIH.

Bien sûr, personne n’a été surpris des nouvelles interdictions visant les ressortissants d’Afrique australe, même si ces mesures ne s’attaquent pas à la source du problème, ni de l’administration d’une troisième dose, même si on ignore toujours l’efficacité des vaccins actuels face au nouveau variant. Tout gouvernement a le devoir de protéger sa population d’abord. Mais combien de variants nous faudra-t-il avant de voir plus loin que notre nez ? Avant de comprendre que ce « nationalisme vaccinal » est non seulement catastrophique pour les pays du tiers-monde, mais qu’il l’est aussi, par effet de rebondissement, pour nous tous ?

Des mécanismes ont pourtant été établis par l’OMS pour faciliter, justement, cette nouvelle lutte des classes. Le COVAX voit à l’obtention et à la distribution de vaccins disponibles à travers le monde. Le C-TAP vise à démocratiser la fabrication de vaccins en facilitant le transfert de technologie et en levant les droits de propriété intellectuelle. Mais les promesses faites à ces égards ont été largement ignorées : seulement 14 % du 1,8 milliard de doses promises aux pays défavorisés ont été reçues jusqu’à maintenant. Selon un rapport du People’s Vaccine Alliance, le gouvernement américain s’est montré le plus généreux, en expédiant 16 % de ce qu’il avait promis, et le Canada, un des moins généreux, s’étant acquitté de seulement 8 % de son engagement — tout en s’appropriant, et c’est le comble, 970 000 doses du fonds COVAX lui-même !

Visiblement, la solidarité internationale passe à la trappe lorsqu’on pense devoir éteindre des feux chez soi. Et les compagnies pharmaceutiques dans tout ça ? Johnson & Johnson, Moderna, Oxford / AstraZeneca et Pfizer / BioNTech n’ont fourni à ce jour que 12 % de leurs engagements, soit 15 fois moins que ce qu’ils ont fourni aux pays riches. « Chaque jour, on administre six fois plus de troisièmes doses [dans les pays développés] que de premières doses dans les pays défavorisés, dit le directeur de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus. […] Il faut mettre un terme à ce scandale. »

Le comportement des compagnies pharmaceutiques est particulièrement scandaleux.

Malgré des milliards de dollars de financement public, « qui ont de fait éliminé les risques normalement associés à la mise au point d’un médicament, rappelle Amnesty International, les laboratoires ont conservé leur monopole sur la propriété intellectuelle, bloqué les transferts de technologie et exercé de très fortes pressions pour entraver les mesures visant à étendre la fabrication des vaccins à l’échelle mondiale ». Ces compagnies « jouent au bon Dieu » sans se soucier de leurs engagements préalables ni de leurs responsabilités morales.

Notre incapacité à régler l’inégalité vaccinale est directement liée au fait d’avoir cédé le contrôle de l’approvisionnement des vaccins à une poignée de laboratoires qui, incapables de répondre aux besoins mondiaux, s’efforcent d’astreindre artificiellement l’offre, tout en priorisant leurs profits. Le duo Pfizer / BioTech s’attend cette année à des revenus de 15 à 30 milliards de dollars américains, Moderna à 18 à 20 milliards. Rien de moins.

La crise sanitaire nous a un peu trop habitués à nous attaquer au plus urgent, sans réflexion plus avant. À quand une façon de faire plus responsable ?

fpelletier@ledevoir.com

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