Le premier ministre n’a pas prononcé le mot « femme » lors de son invective contre les omnipraticiens — « ma patience a atteint ses limites », dira François Legault —, mais c’est tout comme. Les femmes sont nettement majoritaires dans les rangs des médecins généralistes (60 %) et risquent de le devenir encore davantage. Ensuite, c’est loin d’être la première fois qu’on montre celles-ci du doigt, si ce n’est que par la bande, pour ce qui est de la « productivité » fléchissante chez les médecins de famille.
Dans un texte publié dans Le Devoir en 2003, l’ancien président du Collège des médecins Augustin Roy se plaint des femmes médecins qui, contrairement au bon Dr Welby (médecin « modèle » d’une série américaine des années 1970), se terrent dans les CHSLD, une « planque dorée », pour profiter de congés de maternité plutôt que de se relever les manches. À l’époque, on est à un moment où la féminisation d’ordres professionnels (médecine, droit, notariat, pharmacie) va s’accélérant et, partout, on s’inquiète du nombre décroissant d’heures travaillées et on redoute la dénaturation de la profession. Chez les vétérinaires, par exemple, où on compte alors 47 % de femmes, on craint la préférence marquée des femmes pour traiter les animaux de compagnie plutôt que les bêtes de ferme.
Et puis, en 2015, le Dr Gaétan Barrette, on s’en souvient encore, à titre de ministre de la Santé, se dresse contre les fainéants, les médecins de famille qui ne « travaillent pas assez ». « Ce n’est pas une question de modèle [de système de santé], précisera-t-il quelques années plus tard, c’est une question d’attitude. » L’attitude de qui, pensez-vous ? Comme le dit cette femme médecin pour qui la réprimande de François Legault a été la goutte qui a fait déborder le vase, les omnipraticiennes se font « encore traiter de paresseu[ses] et [accuser] d’être responsables de tous les maux du système ». La docteure Geneviève Côté a récemment quitté le réseau public de santé, outrée du « manque de reconnaissance » du gouvernement, qui perpétue le mythe des médecins de famille assis sur leur steak.
Il est vrai, cela dit, que les femmes qui investissent la profession ne le font pas avec la même « attitude ». Souvent, elles n’ont pas la même ambition et ne cumulent pas toujours le même nombre d’heures travaillées pour la simple et bonne raison qu’elles n’ont pas que ça à faire. Elles ont des enfants, une famille, des responsabilités et aussi une gratification, un sens de qui elles sont qui ne découle pas uniquement de leur travail. Le Dr Welby, lui, fidèle aux grandes figures masculines de jadis, n’était qu’une chose : médecin. Il avait une femme à la maison pour s’occuper du reste.
La première génération de femmes (la mienne) partie à la conquête de l’espace public et de la réalisation professionnelle a fait, il faut dire, comme si de rien n’était : en limitant les grossesses au maximum et en ne remettant pas trop en question le modèle masculin du travail. Il fallait montrer qu’on était capables ! Mais deux générations plus tard, particulièrement là où la féminisation saute aux yeux, en droit et en médecine, c’est une autre paire de manches. Comme le dit Geneviève Côté, c’est une question de « valeurs ». D’ailleurs, les femmes ne sont plus seules aujourd’hui dans cette remise en question. Les jeunes hommes en ont marre également d’un modèle axé sur la productivité et la performance. Ils veulent une vie de famille, eux aussi, et n’ont pas nécessairement une femme à la maison pour ranimer le feu dans la cheminée.
Ce qui est inouï n’est donc pas que de jeunes médecins, hommes ou femmes, veuillent travailler moins. Après tout, le mot d’ordre, au moment où l’on se parle, c’est « la décroissance ». Il faut repenser notre façon de vivre, axée sur une hyperproductivité, si nous voulons éviter, disait le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, cette semaine, « de creuser notre propre tombe ». Il faut en faire moins, pas plus.
L’inouï, au contraire, c’est qu’on n’ait jamais repensé l’organisation du travail, au-delà d’offrir des congés parentaux et des garderies, en vue de l’arrivée massive des femmes sur le marché. Même s’il s’agissait d’une véritable révolution, au même titre que la révolution industrielle un siècle plus tôt, on ne s’est pas mis, cette fois, à réaménager les villes et à repenser les structures sociales. Ç’a toujours été aux femmes de s’adapter. Or, si on voit autant d’avocates et de femmes médecins aujourd’hui, c’est précisément parce que ces professions offrent une certaine marge de manœuvre qu’on ne trouve pas ailleurs. Oui, ce sont de meilleures « planques » pour conjuguer maternité et travail rémunéré.
Le véritable scandale n’est pas que les femmes veuillent travailler dans de bonnes conditions et aussi faire des enfants. Le scandale, c’est qu’on est toujours à les culpabiliser de ne pas fonctionner comme des hommes. Alors qu’on sait que le Québec a besoin d’enfants (question de survie nationale), alors qu’on sait qu’il faut repenser notre façon de travailler (question de survie planétaire) et qu’en plus, une refonte en profondeur du système de santé s’impose, on continue de voir les femmes comme une partie du problème plutôt que comme une partie de la solution.
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