Après 36 jours d’apesanteur portés par beaucoup de belles promesses et beaucoup d’indignation, nous revoici les deux pieds sur terre. Au Québec, à défaut de gains concrets, nous ressortons de l’exercice avec un sens rehaussé de nos « compétences » et de notre identité québécoise. Il n’y a rien qu’un Canadien peut faire qu’un Québécois ne saurait faire, Yves-François Blanchet s’est plu à le répéter. C’est vrai. À moins évidemment d’être une infirmière.
Vous avez entendu comme moi les histoires d’infirmières qui claquent la porte, écœurées du temps supplémentaire obligatoire (TSO), fatiguées d’être traitées « comme des numéros », de moins en moins capables de faire ce pour quoi elles ont été formées : soigner les malades. « On n’a plus envie d’agir pour aider le réseau public », a récemment dit à Radio-Canada Emy Coutu, une infirmière qui a récemment quitté son poste aux soins intensifs de l’hôpital Pierre-Le Gardeur pour le privé. « Le navire coule déjà. »
Depuis le début de la pandémie, plus de 4000 infirmières ont quitté le réseau public, une augmentation de 43 % depuis 2020. Au sein de la Fédération des infirmières du Québec (FIQ) seulement, plus de 8000 membres étaient « sur le carreau » — en congé de maladie ou sans solde — en début d’année. Depuis, le pourcentage d’absentéisme n’a fait qu’augmenter.
Ébranlé par une situation franchement catastrophique, François Legault promet maintenant de « tout faire » pour régler la situation. Vous allez être surpris, a renchéri le ministre de la Santé, Christian Dubé, plaidant que le plan de sauvetage sera dévoilé dans quelques jours.
On attend donc la surprise, mais pourquoi un éveil si tardif ? On parle de la pénurie d’infirmières au Québec depuis près de 20 ans. Et pourquoi donc, si nous n’avons de leçons à recevoir de personne, la situation est-elle beaucoup plus dramatique au Québec qu’ailleurs au Canada ?
Le Québec est la seule province où le fameux TSO est de rigueur. Partout ailleurs, la mesure fait figure d’exception, a expliqué le spécialiste des sciences infirmières Damien Contandriopoulos, sur les ondes de 24 / 60. Ailleurs, on peut généralement compter sur des horaires de travail stables, établis six semaines d’avance, qui seront respectés par les gestionnaires. On peut demander, comme il est prévu dans la convention collective, un congé personnel, et s’attendre à l’obtenir.
Ailleurs également, la notion qu’une infirmière ayant quitté le réseau public puisse se retrouver quelques semaines plus tard au même poste, mais employée cette fois par le privé, comme c’est le cas au Québec, est inimaginable, voire « illégale », précise M. Contandriopoulos. Car c’est littéralement permettre au privé de semer la bisbille dans le réseau public — celui auquel nous tenons comme à la prunelle de nos yeux.
La question qui tue : pourquoi le Québec choisit-il d’utiliser « le travail forcé des femmes », pour reprendre l’expression de la présidente de la FIQ, Nancy Bédard, comme mode de gestion ? Pourquoi, au Québec, connaît-on de moins en moins ses superviseurs ? Pourquoi boude-t-on la « gestion de proximité » ? La conciliation travail-famille ? Pourquoi les coudées franches données au privé ? Le Québec francophone, devrais-je dire, car nos hôpitaux anglophones ont une pratique semblable à celle des autres provinces. Pourquoi donc cette approche autoritaire, punitive, qui procède trop souvent par ordinateur et colonne comptable, du côté francophone, et ce que Mme Bédard appelle « une culture du respect », du côté anglophone ?
La question est d’autant plus embarrassante qu’elle implique un gouvernement qui ne cesse de vouloir défendre les « valeurs » qui nous sont propres. Le délabrement du système de santé serait-il une spécificité franco-québécoise ? Bien sûr, les réseaux anglophones sont souvent financièrement mieux pourvus, mais l’argent n’est pas ici le nerf de la guerre. Comme le rappelle le rapport issu des états généraux sur la profession infirmière, « on n’a pas entendu parler d’argent, mais de conditions de travail, du peu de pouvoir que [les infirmières] ont au sein de leur organisation ». Le rapport souligne également que le Québec compte plus d’infirmières par 100 000 habitants qu’ailleurs au Canada. Le problème n’est donc pas une pénurie de main-d’œuvre comme telle, mais plutôt une gestion désolante du personnel.
Pour sa part, Nancy Bédard croit déceler un changement d’attitude au sein du gouvernement Legault. « Il a fallu que le bateau coule, mais on a l’impression qu’ils ont enfin compris qu’il faut un changement de culture », me dit-elle. Seulement, pour prouver sa détermination, le gouvernement devra donner, « comme il l’a fait avec les vaccins, des indicateurs de performance ». Notamment, l’abolition des heures supplémentaires obligatoires, une gestion plus humaine et plus proche des employées et la supervision des congés de maladie comme indicateur important de la démoralisation des troupes.
Le Québec est-il fin prêt à traiter ses infirmières avec le respect et l’attention qu’elles méritent ? À suivre.
Sur Twitter : @fpelletier1
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire