C’est tout un rebondissement. Au 25e jour d’une campagne électorale qu’on disait inutile et ennuyante, le diable s’est mis aux vaches. Rarement aura-t-on vu François Legault aussi en colère, d’ailleurs, tremblant d’émotion face à ces « attaques » contre le Québec. « Prétendre que de protéger le français, c’est discriminatoire ou même raciste, c’est ri-di-cule. C’est pas vrai qu’on va se faire donner des leçons là-dessus par personne ! », a-t-il répété au lendemain du dernier débat des chefs, le seul en anglais.
La voilà donc, la « question de l’urne » — du moins au Québec, car ce fameux débat est tombé sur le pays comme une guillotine, faisant rouler la tête du Québec dans un coin et le corps du ROC dans l’autre. Pour ce qui reste de cette campagne, nous n’habiterons vraisemblablement plus le même pays, les deux solitudes ayant repris leurs droits comme jamais.
Au Québec, par conséquent, la question de l’heure ne concerne plus les changements climatiques, la réconciliation avec les Autochtones, la sécurité des grandes villes, les garderies, sans parler de comment en finir avec cette pandémie. Il ne s’agit pas de mieux préparer l’avenir ; il s’agit, si on se fie aux consignes données par le premier ministre lui-même, de protéger ce que nous avons déjà, nos « compétences » et notre « autonomie ». De regarder derrière en pansant de vieilles blessures, plutôt que de regarder devant.
Petite précision avant d’expliquer pourquoi un tel combat m’apparaît une coquille vide. La question posée au chef du Bloc québécois durant le dernier débat des chefs était tout à fait méprisante, inacceptable, en plus d’être confuse et mal formulée. L’affront méritait d’être souligné, c’est clair. Mais de là à déclarer la « nation québécoise » menacée dans ses valeurs et ses compétences ? De là à prétendre que le Québec tout entier se retrouve dans ce nationalisme de pacotille ?
Si François Legault était toujours un souverainiste convaincu, alors sa colère aurait au moins une direction. Mais on s’illusionne, à mon avis, si on croit que cette manifestation émotive du premier ministre — ponctuée d’ailleurs de la célèbre formule de Robert Bourassa (un Québec libre « d’assumer son propre destin ») — annonce un possible retour au projet de pays. Le sens de tout ce théâtre était déjà inscrit dans l’appel de M. Legault à voter conservateur, lancé quelques heures seulement avant le débat disgracieux de jeudi dernier.
Faisant fi des positions conservatrices sur l’environnement, les armes à feu, les garderies, oubliant jusqu’au manque à gagner sous un éventuel gouvernement conservateur — il y aurait non seulement beaucoup moins d’argent pour les garderies, mais également moins de transferts de péréquation —, François Legault réagissait à une seule chose : la promesse de non-ingérence dans les champs de compétence du Québec.
Que le chef caquiste soit prêt à sacrifier des mesures sociales importantes simplement pour s’assurer d’avoir les coudées franches, de régner en roi et maître sur son territoire, en dit long sur son état d’esprit. Rappelant l’affirmation nationale tonitruante du « cheuf » — Maurice Duplessis a inventé le concept du fief provincial bien gardé —, M. Legault choisit une démonstration de force plutôt qu’une amélioration des conditions de vie de ses concitoyens. Comme projet de pays, il faudra repasser.
Le chant de sirène conservateur (« nous, on respecte les provinces ») est d’autant plus séduisant qu’il comporte la promesse de ne pas contester la Loi sur la laïcité de l’État. Une éventualité qui viendrait perturber le règne de François Legault, c’est sûr.
Pour l’instant, fort de cette dernière illustration de Quebec bashing devant des millions de spectateurs, le chef peut jouer au preux chevalier des « valeurs québécoises », un concept aussi flou que trompeur. D’abord, on ne trouve pas de valeurs au Québec qu’on ne trouve pas ailleurs au Canada — à une exception près : la défense de la langue française, la seule spécificité proprement québécoise. L’utilisation d’une langue différente implique aussi un sentiment de vulnérabilité et un besoin de survie. Deux choses, il est vrai, que le Canada anglais n’a jamais bien saisies. Mais peut-on parler ici de « valeurs » ?
Pour le reste, l’égalité hommes-femmes et, bien sûr, la laïcité, il ne s’agit aucunement de spécificité québécoise, mais au contraire de valeurs démocratiques fort répandues. D’ailleurs, la loi 21 traduit moins le besoin de régler un problème religieux — la séparation entre l’Église et l’État étant déjà bien établie — que la peur de revenir en arrière. Pour certains, cette hantise du passé justifie amplement la loi. On pourrait en débattre longtemps, mais une chose est claire : en interdisant à certains membres de minorités religieuses le plein exercice de leurs droits, la loi est jusqu’à preuve du contraire bel et bien « discriminatoire ». Il n’y a pas que le Canada anglais ou le juge Marc-André Blanchard qui le pensent. Pourquoi la loi serait-elle protégée par la clause dérogatoire si on ne craignait pas son annulation précisément pour cette raison ?
De prétendre, comme le fait le premier ministre, que tout le Québec s’élève aujourd’hui pour « défendre son destin », c’est tordre le cou à une réalité beaucoup plus complexe, tout en rabaissant le nationalisme au petit bout de la lorgnette.
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