Les manifestants en colère qui gâchent les sorties de Justin Trudeau sont, curieusement, la meilleure chose qui lui soit arrivée durant cette campagne électorale. Car enfin il se lève. Enfin, le premier ministre donne l’impression d’avoir autre chose dans le ventre que des boniments appris par cœur. M. Trudeau — qui a été incapable de justifier cette élection jusqu’à maintenant et dont l’avance dans les sondages fond comme neige au mois d’août — se trouve enfin devant un enjeu qu’il peut, pour une fois, saisir à bras-le-corps : la rage populiste qui surgit un peu partout en Occident et qui, visiblement, nous rattrape.
On aurait tort, à mon avis, de voir dans ces manifestants déchaînés de simples complotistes ou encore, uniquement des militants d’extrême droite qui se lèvent la nuit pour haïr celui qu’ils désignent comme la « tapette » en chef. Si c’est vrai que le style enfant de chœur de M. Trudeau finit par irriter à la longue, sans parler de son talent pour dire une chose et son contraire, les insultes dont on l’affuble ces temps-ci dépassent une animosité purement personnelle ou même partisane. Avez-vous remarqué le nombre de jeunes et surtout de femmes parmi les manifestants ? Deux groupes qui sont plutôt favorables à Justin Trudeau — du moins, jusqu’à maintenant — et qu’on retrouve en nombre beaucoup plus restreint dans les manifs d’extrême droite, dont celles désormais célèbres qui ont ponctué le règne de Donald Trump.
S’il y a très certainement des Proud Boys parmi ceux qui crachent aujourd’hui leur haine du premier ministre, le phénomène est moins « extrême » qu’on voudrait le croire. À mes yeux, ce mouvement de protestation « sporadique et non structuré » ressemble davantage à celui des gilets jaunes qui, en 2018, protestait contre l’augmentation du prix de l’essence en France, tout en exigeant la tête d’Emmanuel Macron. Là aussi, le déclencheur d’une telle révolte reposait sur une mesure d’apparence anodine : une taxe environnementale sur le carburant. Là aussi, des milliers d’individus disaient non à une mesure dictée pour le « bien commun ». Mais, dans les deux cas, il s’agit en fait d’un prétexte pour protester contre quelque chose de beaucoup plus diffus et de beaucoup plus large : les élites, les instances médiatiques et gouvernementales et, finalement, les disparités sociales.
Beaucoup plus de gens qu’on le pense, majoritairement à droite mais pas seulement, se sentent oubliés, pour ne pas dire méprisés, par les gouvernements en place. Ils n’ont pas tout à fait tort. À force de privilégier les multinationales, la haute technologie, la surdiplomation, beaucoup de ceux et celles qui formaient jadis la classe ouvrière sont aujourd’hui en perte d’identité. Tout étant désormais dans les mains des plus gros, où vont les petits ? À quoi servent-ils si, de plus en plus, le travail est exporté ailleurs, informatisé et dépersonnalisé ? On l’a vu également aux États-Unis lors de l’élection de Donald Trump, cette vague de « angry white males », un mouvement majoritairement d’hommes blancs vieillissants qui n’acceptaient pas d’avoir été déclassés, de ne plus compter dans l’ordre social, que ce soit en tant que travailleur ou chef de famille.
Et voilà qu’avec la pandémie, les gouvernements nous dictent maintenant la façon selon laquelle nous devons nous comporter, décident même de nos loisirs et de nos déplacements. Le sentiment de dépossession, la perte de contrôle est à son comble ; le vase déborde. Un tel sentiment d’impuissance n’est pas sans chercher des exutoires. Outre les élites et les autorités gouvernementales, on montre régulièrement du doigt les Juifs, les immigrants, les Noirs et les femmes — les boucs émissaires d’usage. C’est que la perception d’être « mené par le bout du nez », où qu’elle se trouve, mène souvent aux mêmes dérives.
Au Québec, j’ai suivi La Meute, un groupe de « patriotes » voulant préserver les valeurs et le caractère distinct des Franco-Québécois, pendant plus d’un an, jusqu’à ce que le groupe implose, rongé par des petits jeux de pouvoir, à l’été 2019. Je cherchais à sonder ce type de nationalisme identitaire de droite dans le but d’en faire un documentaire. Un an plus tard, je retrouvais plusieurs membres du défunt groupe dans les rangs des antivax. Ce qui peut sembler curieux de prime abord — qu’y a-t-il de patriotique à décrier le port du masque ? — n’est en fait qu’un seul et même combat. Ne pas se laisser manger la laine sur le dos est la motivation première de tous ces groupes, quels qu’ils soient. On recrute aussi de la même façon, par Internet, ce qui veut dire aussi qu’on recrute parmi les esseulés, les désœuvrés, les gens qui s’ennuient et ne demandent pas mieux que de sortir de leur isolement.
Se mêler soudainement de politique, interpeller directement le premier ministre, le poing en l’air, penser qu’on peut enfin avoir une influence sur les événements est certes enivrant. Si l’idéologie ici est rarement au rendez-vous, Justin Trudeau et les autres chefs politiques auraient quand même tort de n’y voir que du feu. La grogne de ceux qui s’en prennent bruyamment à certaines politiques gouvernementales, pour marginaux qu’ils puissent paraître, est quand même le signe de quelque chose qui ne tourne pas rond.
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