Serions-nous en train de créer une nouvelle classe de marginalisés ? Le non-vacciné est-il en train de supplanter le musulman, la lesbienne, le Franco-Québécois dans le grand registre des préjugés ? Le dernier sondage Léger mené pour le compte de l’Association d’études canadiennes (AEC) propose justement cette hypothèse. « Les Canadiens non vaccinés sont aujourd’hui beaucoup plus impopulaires que sont les groupes religieux, culturels ou linguistiques qui généralement sont l’objet de sentiments péjoratifs. »
Alors que seulement 8 % des sondés ont une perception négative des Noirs, 11 % des Autochtones, 13 % des juifs et 23 % des musulmans, pas moins de 77 % des Canadiens et jusqu’à 85 % des vaccinés ont une opinion (très) négative de ceux et celles qui refusent la consigne numéro 1 de la Santé publique. « On les considère comme irresponsables, égoïstes, indignes de confiance », précise le directeur de l’AEC, Jack Jedwab. « Mes propres employés m’ont fait savoir qu’ils ne voulaient pas partager le bureau avec des personnes non vaccinées. »
Parlez-en à Guillaume Lemay-Thivierge qui s’est fait montrer la porte, deux fois plutôt qu’une, à la suite de la divulgation de son état de non-vacciné. C’est d’ailleurs au Québec (48 %) et en Colombie-Britannique (63 %) qu’on est le plus réfractaire à l’idée d’accueillir ces esprits rebelles chez soi.
Évidemment, il faut mettre ces chiffres en perspective. Alors qu’il est très mal vu aujourd’hui d’étaler des préjugés raciaux, sexuels ou même (dans certains cas) linguistiques, c’est tout à fait le contraire vis-à-vis des récalcitrants au vaccin. Il est permis, et même encouragé, de les détester, ceux-là. Pas seulement parce qu’on trouve des néonazis et des fous furieux parmi eux, mais parce que le discours gouvernemental lui-même, les mesures d’urgence, les contraintes sanitaires qui ceignent nos vies comme autant d’auréoles — tout ça — dictent la voie de la rédemption, la voie à suivre. Bien malheureux ceux et celles qui, pour quelque raison que ce soit, ne s’y inscrivent pas.
Malgré des chiffres parfois incongrus, le sondage de l’AEC est suffisamment éloquent pour qu’on s’y arrête. Ce que nous disent ces tableaux, c’est que, au-delà d’une crise sanitaire, la COVID-19 est en train de créer une crise sociale.
L’étendue du ressentiment envers les antivax (susceptibles de répandre le virus et la désinformation sans vergogne, en plus d’engorger les hôpitaux) ouvre la porte aux amalgames, le premier pas vers la discrimination. L’outrecuidance des protestations devant les écoles et les hôpitaux aidant, on a de plus en plus tendance à voir tous les récalcitrants comme des êtres ignorants et menaçants, traçant ainsi une ligne indélébile entre la science et l’ignorance, la raison et l’énervement, la vertu et le vice. Nous avons une occasion en or, en fait, d’examiner ici « en direct » comment se créent les attitudes racistes et sexistes — qui, bien sûr, consistent en des comportements bien plus odieux, mais qui se façonnent quand même de la même façon.
L’« autre » est d’abord vu comme étranger à soi, un être à part. Puis, un « étrange ». Ensuite, un ver dans la pomme, capable de pourrir les bonnes mœurs et l’harmonie sociale. Une fois cette attitude bien ancrée (une pensée ici pour Joyce Echaquan), tous les coups sont permis. À partir de là, sans que ce soit toujours conscient, on crée deux classes de citoyens : les acceptables et les inacceptables. C’est aussi ce que la vaccination obligatoire et l’imposition du passeport sanitaire, pour des raisons évidemment plus nobles, sont en train de créer au Québec. Le « transfert de préjugés » que soulève le dernier sondage de l’AEC est une indication que toute société, aussi valeureuse fût-elle, cherche constamment des boucs émissaires, des têtes de Turc.
La question vaccinale, contrairement aux questions raciale et sexuelle, n’est par ailleurs pas une condition permanente. On pourrait donc s’attendre à ce que cette discrimination-là disparaisse une fois la pandémie derrière nous. Mais ce serait faire fi de l’esprit du temps qui nous habite, de ce que la journaliste Anne Applebaum, du magazine The Atlantic, appelle « le nouveau puritanisme », auquel la hantise du non-vacciné se rattache. Il s’agit ici d’une certitude morale implacable associée de prime abord à une certaine gauche un peu trop prompte à la censure et aux demandes de représailles, mais qui est devenue aujourd’hui, grâce aux réseaux sociaux, une disposition d’esprit fort répandue tant à droite qu’à gauche.
« L’espace Internet que nous connaissons est un endroit de conclusions rapides, de biais idéologiques rigides qui ne favorise ni la nuance ni la complexité, explique la journaliste. Curieusement, ce sont ces mêmes valeurs qui percent aujourd’hui au sein d’institutions culturelles comme les universités, les journaux et les musées. Réagissant aux demandes populaires de punition, il n’est pas rare aujourd’hui de voir des personnes humiliées publiquement, et même tout perdre, sans qu’elles aient commis le moindre crime. »
La pandémie finira bien par finir. Mais cette prédilection à jouer les pères Fouettard, à se trouver meilleurs à force de trouver les autres mauvais, ne nous quittera pas de sitôt.
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