Vous avez encaissé déjà trop de mauvaises nouvelles cette semaine ? Haïti, l’Afghanistan, les cas de variant Delta qui montent en flèche… Voici une histoire à vous remettre d’aplomb : celle d’une petite entreprise de blocs de ciment, appelée Le Sang de Jésus, dans un quartier pauvre de Port-au-Prince. Parfois le soleil se pointe là où on ne l’attend plus.
Le Sang de Jésus a pignon sur rue depuis quatre mois seulement, mais les affaires de Papa Boss Madsen Merisier — la vente de poches et de blocs de ciment — vont rondement. Et pour cause : du bon ciment capable de résister aux tremblements de terre manque cruellement en Haïti. Après les effondrements catastrophiques qu’on a vus à Port-au-Prince en 2010, des ingénieurs américains ont découvert que la part de sable dans les blocs de ciment était beaucoup trop élevée. De nombreuses habitations, érigées à la va-vite après le départ de Bébé Doc par des paysans avides de s’établir en ville, ont été construites avec 3 % de ciment, alors que la norme en exige de 20 à 25 %. C’est que le ciment coûte cher et que le sable est pratiquement gratuit. Cette simple équation explique pourquoi les tremblements de terre sont si meurtriers en Haïti, le pays le plus pauvre de l’Amérique, alors que des secousses tectoniques de la même intensité sont sans drame ailleurs.
Malgré la foi indéfectible de Papa Boss Merisier en le Seigneur, le ciment qui fait aujourd’hui son bonheur ne lui est pas tombé du ciel.
L’histoire remonte à il y a 20 ans, alors que le journaliste montréalais David Gutnick venait de rencontrer Anita Merisier, la sœur aînée de Madsen, qui habitait dans le quartier Saint-Michel. À travers elle, il découvrait le fameux Unitransfer, une pratique courante dans la communauté haïtienne qui consiste à acheter ici ce qui sera livré là-bas : huile, viande de chèvre, téléphone, frigo, devises… Ça s’appelle faire vivre sa famille en Haïti. À l’époque, Anita Merisier pouvait dépenser le quart de son salaire de couturière en usine en biens et services pour ses proches.
David Gutnick, jusqu’à récemment documentariste à la radio de CBC, avait eu la bonne idée de suivre les colis envoyés par Anita jusqu’en Haïti. Question de scruter à la loupe ce commerce international inusité. Là-bas, il est tombé sur Madsen, le frère cadet ; ils ont forgé un lien.
Cinq ans plus tard, au moment où Port-au-Prince croule sous les décombres et où la communauté d’aide internationale débarque, David est à nouveau dépêché sur les lieux. « Je n’avais aucune envie d’être un autre de ces journalistes étrangers se tenant dignement devant les camps de rescapés comme devant un centre d’achat en relatant des événements qu’on ne saisit qu’à moitié », dit-il. Il convainc alors Madsen de lui faire une place dans la tente qui abrite depuis le séisme lui, sa femme, ses six enfants, sa belle-fille et ses deux petits-enfants. Ils sont 11 en tout dans un espace de 20 mètres carrés ; avec le Canadien, ça fait 12. Pas d’eau, pas d’électricité, pas beaucoup à manger. Et le danger rôde pour quiconque s’aventure à l’extérieur des tentes : les femmes, notamment, risquent de se faire violer. Il faut rester collés les uns aux autres, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre.
David y passera quelque temps à contempler la vie dans un dé à coudre, l’existence réduite à sa plus simple expression. Ça aussi, ça forge des liens. Une fois rentré chez lui, David, fils d’un travailleur social qui a longtemps travaillé dans les Territoires du Nord-Ouest — bref, missionnaire dans l’âme —, enverra périodiquement de l’argent à celui qu’il appelle désormais Papa Boss.
Dix ans plus tard, forcé de prendre sa retraite en 2020, David demande qu’on lui épargne les largesses d’usage — le champagne, la montre Fitbit (il est athlète à ses heures), les journées au spa — et demande plutôt à ses collègues de verser un don à la famille Merisier. Il se retrouve avec 5000 $ et un énorme casse-tête : que faire avec tout cet argent ? Transférer un tel montant en Haïti est impensable. Anita propose alors l’achat d’une voiture, qui pourrait servir de taxi là-bas. Mais Madsen ne sait pas conduire et, en Haïti, on rafle très souvent la marchandise qui arrive au port. Masden, lui, pense qu’il pourrait peut-être vendre du charbon, mais ces vendeurs pullulent là-bas. L’idée des blocs de ciment surgit alors comme une étincelle dans l’œil de Jésus. Bingo.
Je vous passe les détails des tractations qu’il a fallu entreprendre avec les deux ou trois grandes familles qui contrôlent le marché du ciment en Haïti. Il a fallu aussi sécuriser le petit local d’une pièce qui sert d’entrepôt, de magasin et de siège social. Mais après des mois de défrichage, tout baigne. Les commandes de ciment (des États-Unis) arrivent comme promis, les ventes augmentent, la réputation de « blocs solides » vendus au même prix que les blocs friables d’usage (compétition oblige) se répand petit à petit.
À la communauté internationale qui accourt sur les lieux encore une fois, et à tous ceux qui auraient besoin de bons blocs de ciment, notez bien cette adresse : Le Sang de Jésus, quartier Delmas, 60 Musseau (avant l’impasse), Port-au-Prince.
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