Vous êtes à la maison avec vos deux petits frères, de 6 et 8 ans, un après-midi d’hiver. Du haut de vos 11 ans, vous veillez distraitement au grain lorsque deux inconnus, deux Blancs, entrent soudainement. Ils sont là pour vous aider, disent-ils. Ils ont déjà empoigné les deux petits lorsque votre grand-père — il demeure à côté — arrive en trombe. Il s’interpose entre vous et les intrus. Sa présence empêche qu’on vous emporte dans la rafle. Vos deux frères n’auront pas cette chance. Rapidement, on les emmène. Vous ne reverrez le plus jeune et le plus vieux qu’une vingtaine d’années plus tard.
Cette scène, qui a dû se répéter des milliers de fois durant les 150 ans de pensionnats autochtones, est tirée d’un film d’une jeune Anichinabée qui a étudié le documentaire avec moi. Elle tenait à raconter l’histoire de sa mère qui, à 11 ans, a vu sa vie basculer, victime de cette folie furieuse qui exigeait qu’on arrache les enfants à leur milieu familial afin de les « civiliser », de les « évangéliser » ou simplement de les « éduquer » — au péril parfois de leur vie.
La scène décrite plus haut, qui se passe dans le nord de l’Ontario mais qui aurait très bien pu se passer au Québec, ne se déroule pas au tournant du siècle dernier, au moment où s’implante « l’assimilation agressive » de John A. MacDonald. « Nous allons poursuivre notre mission jusqu’à temps qu’il n’y ait plus de question indienne, plus un seul Indien qui n’a pas été absorbé dans le corps politique de la nation », disait, en 1920, le sous-ministre des Affaires indiennes, Duncan Campbell Scott. La scène se passe plutôt au début des années 1960, c’est-à-dire à un moment où, non seulement le zèle missionnaire a largement disparu et l’assimilation des Amérindiens a été déclarée un échec, mais où le monde occidental se tourne aussi résolument vers la « décolonisation ». Après des siècles de conquêtes, on comprend enfin la bêtise d’assujettir d’autres peuples et territoires à des lois et des mœurs étrangères en prétendant que la « civilisation » y gagne.
Et pourtant, au même moment, ici au Canada, on continue à saper les communautés autochtones en kidnappant et en envoyant les enfants loin de leur famille. Dans les années 1960, l’obligation pour tous les enfants autochtones d’étudier dans un pensionnat fait sur mesure, à l’exclusion de toute autre école, n’existe plus. Les résultats ont été trop désastreux. On connaît depuis longtemps les mauvais traitements, les abus, les maladies et souvent la mort qui attendent les enfants dans ces établissements. En 1907, un rapport de l’inspecteur médical en chef, P. H. Bryce, établit à 24 % la proportion des enfants, préalablement en bonne santé, qui meurent dans les pensionnats. Sans parler de tous ceux (de 47 à 75 % selon les établissements) qui meurent une fois renvoyés à la maison.
On est au courant également des travaux forcés et des expérimentations nutritionnelles faites au cours des années 1940 et 1950, privant les jeunes pensionnaires de certains aliments essentiels, et du peu d’éducation que ces derniers ont reçu finalement : l’équivalent d’une 5e année après 12 à 15 ans de prise en charge. Le tableau est tout sauf reluisant.
À partir des années 1950, on change donc son fusil d’épaule. On enlève toujours les enfants, mais pour les placer de plus en plus dans le réseau de protection de la petite enfance. Le gouvernement fédéral transfère également des pouvoirs aux provinces, qui se chargeront désormais des rafles et des enlèvements. Curieusement, c’est à ce moment, alors que le concept des pensionnats autochtones est de plus en plus critiqué au Canada, que ceux-ci prennent de l’ampleur au Québec. Aux deux seuls pensionnats présents dans le Grand Nord, on en ajoute maintenant à Sept-Îles (1952), à Amos (1955), à Pointe-Bleue (1960) et finalement à La Tuque (1963), en contrepoids aux réserves autochtones qui se créent dans chacun de ces endroits.
Le réseau québécois, 12 établissements au total, qui pourtant plus restreint et plus récent que ce qu’on trouve ailleurs au Canada, commettra les mêmes horreurs : interdiction de parler une langue autochtone, punitions corporelles sévères, abus sexuels, nourriture déficiente, maladies fréquentes, décès. Le compte officiel au Québec, établi lors de la Commission vérité réconciliation (2015), est de 38 morts, mais on a raison de croire qu’il en existerait bien davantage. Tout ça sans parler du racisme « systémique » qui teinte le curriculum scolaire. Aux enfants autochtones, on enseigne « la pureté de nos origines canadiennes-françaises, le caractère religieux, moral, idéaliste et héroïque de nos ancêtres ». Bref, ici comme ailleurs, sous le couvert de vouloir le bien, on se spécialise dans l’humiliation, l’acculturation et, ultimement, la destruction des Autochtones.
À la suite de la découverte macabre de 215 petits corps à Kamloops, en Colombie-Britannique, le premier ministre François Legault s’est dit « ouvert » à « participer à des fouilles éventuelles » sur les lieux des pensionnats autochtones québécois. Souhaitons-le. Les belles paroles ont assez duré. Le temps est venu de regarder le génocide autochtone dans le blanc des yeux.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire