Le récent conflit à Québec solidaire a fait resurgir le problème des woke qui, du côté de la droite notamment, fait couler beaucoup d’encre. C’est vrai que l’exagération, la victimisation, cette façon surtout de tomber à bras raccourcis sur ses propres « frères et sœurs » sont des choses déconcertantes au sein d’un mouvement qui dit vouloir changer le monde. Rappelons que le dénommé CAD (Collectif antiraciste décolonial) n’y est pas allé de main morte en brandissant une mise en demeure pour souligner son désaccord avec la direction du parti.
C’est la deuxième fois en l’espace de six mois que QS a dû rappeler un comité interne à l’ordre.
Je le souligne parce qu’il est important pour la gauche (dont je suis) de ne pas faire semblant que tout baigne. Ce type de radicalisme est un vrai problème à un moment où la gauche en a bien d’autres. Face aux commentateurs de droite qui se moquent des « gardes rouges de la révolution diversitaire », la tentation est grande, bien entendu, de taire les dissensions internes. Seulement, à un moment où la scène politique est de plus en plus difficile à saisir, l’heure est à la transparence.
Ce qui est particulièrement pénible dans cette petite guerre gauche-droite, c’est la prétention que le déséquilibre, le raccourci, le procédé soi-disant totalitaire sont tous d’un côté. Si les dérapages à gauche existent, c’est bien parce que les excès à droite les ont précédés. Le marxisme, le féminisme, l’antiracisme ont tous vu le jour en réaction à des siècles d’injustices. On peut toujours énumérer les dérapages de « l’inquisition woke », monter en épingle les âneries de « l’homo sovieticus » , comme le fait, pour la énième fois, Mathieu Bock-Côté dans son dernier essai (La Révolution racialiste, et autres virus idéologiques, Presses de la cité), mais tout ça demeure un spectacle de claquettes devant les plaies béantes de l’humanité.
Et puis, critiquer la culture woke, après le politiquement correct et le multiculturalisme, les trois chevaux de l’apocalypse qu’enfourche Bock-Côté sans relâche, permet au commentateur bien connu de se poser lui-même en martyr. Le multiculturalisme l’empêche d’être un Québécois à part entière. Le politiquement correct l’empêche de s’exprimer à Radio-Canada et ailleurs. Et la révolution diversitaire le réduit — lui, un tribun d’une grande envergure, apprécié par le premier ministre lui-même — à l’inutilité de l’homme blanc. Quel gâchis. Comment s’émouvoir du sort de George Floyd ou de Joyce Echaquan après ça ?
Cette croisade sans fin, habilement menée par ceux qui prônent le gros bon sens, les bonnes vieilles valeurs libérales — rien qui suinte l’aveuglement idéologique,vu comme un travers de la gauche —, empêche malheureusement de comprendre ce qui est réellement en jeu. Au Québec, la campagne contre la gauche dogmatique a débuté dans les universités au tournant des années 2000. Historiens et sociologues cherchent alors un antidote à la mauvaise conscience qui, depuis la publication des thèses d’Esther Delisle sur l’antisémitisme québécois, les flèches acerbes de l’auteur et polémiste Mordecai Richler et, surtout, la malheureuse phrase de Jacques Parizeau invoquant « des votes ethniques » le soir du référendum de 1995, empoisonne les rangs souverainistes. L’idée selon laquelle les minorités n’ont pas tous les droits et les majorités ont le droit d’exister « fièrement » elles aussi, une idée qui d’ailleurs circule déjà en Europe, prend alors son envol. « Il faut arrêter de se culpabiliser comme Canadiens français. On a le droit à prétendre à un destin, à notre histoire nationale », explique Jean-Pierre Couture, sociologue et coauteur de Les nouveaux visages du nationalisme conservateur au Québec (Québec Amérique).
La même idée, mais en version populiste, sera reprise par Mario Dumont lors de la crise des accommodements raisonnables, en novembre 2006. Le chef de l’ADQ somme le Québec de « mettre ses culottes », d’arrêter de plier l’échine devant les demandes des minorités religieuses. C’est la revanche des fèves au lard et des sapins de Noël face à ce qui est de plus en plus perçu comme des invasions barbares, l’intégrisme religieux venu d’ailleurs. Le flambeau des « valeurs québécoises » — qui fera élire 41 députés adéquistes quelques mois plus tard alors que le parti n’en compte jusqu’alors que 5 — brille désormais dans le firmament québécois. Il sera repris d’abord par le PQ, ensuite par la CAQ, avec à chaque fois une emphase ou un succès renouvelé.
La plaie des woke n’est donc pas un phénomène qui se déroule en vase clos. Ce que MBC nomme la « révolution racialiste » est une réaction à un nationalisme blanc, conservateur, passéiste de plus en plus affiché au Québec au moment où l’on se parle. Un discours idéologique, lui aussi, qui n’est pas sans se complaire dans la victimisation, l’exagération et le vitriol au besoin. Il s’agit, en fait, des deux revers d’une même médaille, qui empoisonne la scène politique et qui explique le « champ de ruines » dont se plaignait Jacques Parizeau peu de temps avant sa mort.
À droite comme à gauche, des discours irresponsables divisent et sèment la pagaille. Le Québec, il me semble, mérite mieux.