Une tentative de meurtre tous les dix jours, un meurtre tous les mois. À venir jusqu’à maintenant, c’est ce à quoi on pouvait s’attendre en matière de violence conjugale au Québec : bon an, mal an, de 10 à 12 femmes tuées par leur conjoint. Il existe d’ailleurs un réseau, l’Alliance des maisons d’hébergement de 2e étape, dont la raison d’être est littéralement de « prévenir le meurtre de femmes ». Environ 8 % des femmes hébergées dans les refuges habituels — qui sont, par définition, de courte durée (trois à six mois) — risquent la mort, estime-t-on, si elles sont forcées de rentrer chez elles. Il s’agit d’environ 500 femmes par année. Il faut donc leur trouver un endroit où elles peuvent être en sécurité plus longtemps. Malheureusement, ces maisons sont obligées de refuser 75 % des demandes d’hébergementqu’elles reçoivent, en temps normal. Toujours insuffisamment subventionné, ce réseau manque cruellement de places.
Déjà grave, la situation s’alourdit aujourd’hui à cause du confinement provoqué par la pandémie. Depuis début février, sept femmes ont été tuées au Québec. Et l’année est encore jeune. À l’échelle du Canada, les statistiques sont plus morbides encore : une femme meurt tous les deux jours et demi selon l’Observatoire canadien du féminicide. La bonne nouvelle ? On est forcé aujourd’hui d’en parler plus souvent, de laisser tomber les pincettes d’usage telles que « drame familial » ou « crime passionnel », une terminologie qui a longtemps servi à marginaliser le phénomène. Enfin, on appelle un chat un chat. On parle maintenant de « féminicide », c’est-à-dire du « type de meurtre où, non, monsieur n’a pas perdu les pédales » mais a décidé de contrôler sa compagne au point de lui enlever la vie. C’est un meurtre calculé. Un meurtre qui parle, en fait, de ce qui reste des inégalités hommes-femmes.
La pandémie est à la violence conjugale ce que le mouvement #MeToo est à l’agression sexuelle : un révélateur de ce qu’on n’a pas voulu ou tout simplement pas pu voir depuis 40 ans. Depuis que le féminisme a chamboulé les rapports entre les hommes et les femmes et ouvert la voie à l’égalité, l’accent a été mis sur l’énorme chantier de restructuration sociale — le droit à la contraception et à l’avortement, la nouvelle législation de la famille, l’accessibilité au marché du travail, les garderies, etc. — et pas tellement sur les tensions personnelles qui pourraient en découler. On a cru, un peu naïvement, qu’il s’agissait de changer l’espace public pour que l’espace privé se mette au même diapason. On se doutait qu’il serait peut-être plus facile de changer les lois que de changer les cœurs mais, ultimement, on faisait confiance à l’effet d’entraînement. On était, après tout, en pleine révolution.
L’adhésion au nouveau paradigme selon lequel les femmes n’ont plus à se comporter selon de vieux stéréotypes a été telle — particulièrement au Québec, qui a l’habitude de changements sociaux radicaux — qu’il était difficile de voir qu’une résistance se tramait « sous la couverture », si l’on peut dire. La notion de l’égalité hommes-femmes est aujourd’hui un véritable mantra, un incontournable pour tous les partis politiques, peu importe qu’ils soient progressistes ou conservateurs. On l’utilise d’ailleurs un peu trop facilement, pour se faire du capital politique bon marché, mais c’est un sujet d’un autre jour. Reste que nous nageons aujourd’hui en pleins doubles standards pour ce qui est des femmes. En public, elles ont tous les droits. En privé, elles sont en danger. Comment est-ce possible ?
Alors qu’on s’attendait à ce que perdure une résistance féroce face au partage du pouvoir (l’histoire des suffragettes en témoigne), la résistance s’est transportée ailleurs. La déferlante des agressions sexuelles dénoncées depuis 2017 et, plus récemment, les rafales de violence conjugale, nous montrent que le problème n’est pas là où on l’attendait. Les femmes ingénieures, cheffes d’entreprises ou même cheffes d’État ne font pas (trop) grincer des dents ; les hommes ont assez bien accepté la compétition sur ce terrain. Mais la perte de contrôle des rapports intimes est, visiblement, moins bien acceptée. Les histoires d’horreur sont là pour nous le rappeler.
C’est dans l’intimité que c’est dangereux pour les femmes aujourd’hui parce que c’est là que se joue — pour certains hommes, pas pour tous, évidemment — une certaine « dévirilisation », une atteinte à l’identité masculine dans sa forme la plus viscérale. La nouvelle indépendance des femmes, loin de toujours approfondir et, par conséquent, assainir les rapports entre conjoints, met le feu aux rapports personnels puisque la menace de rupture est bien plus présente qu’avant. Et on sait que c’est au moment de la séparation que le danger pour les femmes est à son zénith.
L’heure est grave et exige, comme disent les intervenantes, qu’on « passe à l’action ». Le gouvernement connaît déjà la série de mesures qu’il faudrait mettre en place — allant des cellules d’intervention rapide à plus de logements sociaux — mais encore faut-il reconnaître l’urgence d’agir. En sera-t-il même question lors du budget ce jeudi ? À suivre.
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