Le 8 mars, journée de célébration des femmes, avait une tête d’enterrement cette année. À cause de la pandémie, les femmes se retrouvent aujourd’hui davantage surmenées, isolées et au chômage. Parmi tous ces reculs, rien n’est plus troublant, à mon avis, que les chiffres concernant la violence conjugale. En 2020, 67 % des cas d’homicide enregistrés par la SQ étaient liés à des meurtres intrafamiliaux ou à des conflits personnels. L’homicide conjugal vient en tête de liste avec 15 meurtres sur 40, alors que le crime organisé, lui, ne compte que 11 homicides.
C’est donc dire que, en 2020 tout au moins, il était plus dangereux d’être une femme en couple qu’un membre de la mafia. Rappelons que 80 % des victimes de violence conjugale sont des femmes. De telles statistiques sont troublantes parce qu’elles n’ont ni queue ni tête, la violence survenant ici précisément là où l’on devrait être à l’abri : chez soi. Quiconque a déjà vu son père, son frère ou son amoureux arrêté pour cause de violence domestique sait à quel point la scène est insensée, démesurée, absurde. La personne aimée soudainement menottée ? C’est le monde à l’envers. Ce n’est pas par hasard si les femmes hésitent à dénoncer, ni non plus si on tarde à bien comprendre le phénomène.
La violence conjugale n’est pas d’abord une question de violence. C’est d’abord une question de contrôle, explique la criminologue anglaise Jane Monckton Smith dans un essai coup-de-poing : In Control : Dangerous Relationships and How They End in Murder. C’est précisément ce qui est parfois mal compris. À n’y voir qu’un problème de violence exacerbée chez certains hommes, on ne voit que la pointe de l’iceberg. On en fait un problème circonscrit à une soudaine explosion de rage, à quelque chose d’extrême, de déviant et d’exceptionnel dans lequel la plupart des hommes ne se reconnaissent pas et qui jure également avec l’étendue du problème. Un tiers des femmes subissent de la violence aux mains de leur conjoint, selon l’Organisation mondiale de la santé. La situation n’est pas exceptionnelle, mais plutôt très répandue, dans tous les pays et toutes les classes sociales.
Selon Mme Monckton Smith, le réel problème de comportement au cœur de la violence conjugale, qu’elle soit verbale ou physique, est celui d’un désir obsessif de contrôle. Selon l’ex-policière, qui a eu plusieurs occasions d’observer ce type de violence durant sa carrière, il s’agit en fait des « meurtres les plus prévisibles ». Car le chemin qui mène au geste fatal suit presque toujours la même trajectoire : « Les hommes qui abusent de leur conjointe démontrent un même pattern qui commence par de grandes déclarations d’amour et qui peut, si personne n’intervient, aller jusqu’à la mort. »
Basé sur l’étude de 400 meurtres conjugaux, dont deux commis par des femmes, le livre établit huit étapes qui engendrent la situation de violence. S’il s’agit d’une femme qui abuse de son conjoint — plutôt exceptionnel, mais ça existe —, le scénario demeure exactement le même. Le stade 1 concerne les antécédents de l’abuseur. Il peut s’agir d’antécédents judiciaires, mais aussi d’un passé en dents de scie avec les femmes. Méfiez-vous du gars qui parle de son ex comme d’une « folle » tout en vous prêtant toutes les vertus. Stade 2 : rapidement, l’abuseur veut un engagement formel. Vous emménagez ensemble, parlez de faire un enfant. La preuve, pour vous, que c’est sérieux. La preuve, pour lui, que vous lui appartenez. Stade 3 : il se montre jaloux, n’aime pas trop que vous sortiez sans lui, vous met les bâtons dans les roues, gentiment au début, mais de façon de plus en plus véhémente par la suite. Mine de rien, ce qui pouvait avoir l’air protecteur devient oppressant, inquiétant. Vous tentez de vous dégager, parlez de peut-être faire une pause. Stade 4 : il sait désormais que le contrôle lui échappe. Le ressentiment, les insultes, les contraintes à votre égard s’intensifient. À partir de là, il y a péril en la demeure. C’est le stade 5.
Les stades 3, 4 et 5 se répètent ad nauseam souvent pendant des années. La majorité des situations de violence domestique — qui n’implique pas des hommes nécessairement violents a priori, mais ceux-ci, rongés de plus en plus par l’exaspération, en viennent souvent aux coups — tournent autour de ce pot funeste. Le stade 6 survient lorsque l’abuseur, constatant que sa conjointe lui échappe de plus en plus, conclut qu’il n’y a qu’une façon de retrouver le contrôle : la tuer. Le stade 7 consiste alors à passer aux préparatifs. Loin d’être le geste spontané qu’on croit, le meurtre est au contraire planifié. Stade 8 : passage à l’acte. « C’est rare qu’ils manquent leur coup », précise Jane Monckton Smith, la preuve qu’on est très loin ici d’un geste survenu de nulle part.
En Australie, à l’heure actuelle, on étudie la possibilité de criminaliser — ou, du moins, de rendre moralement condamnable — le comportement coercitif abusif, qui est le véritable moteur de la violence faite aux femmes. Il est temps de « changer de paradigme » et de mettre l’accent là où ça compte, dit-on. Qu’attend le Québec pour s’en inspirer ?
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