La première fois que j’ai vu René Lévesque en chair et en os, c’était à l’Université de l’Alberta, à Edmonton, au début des années 1970. Dans ma tête de jeune étudiante de l’époque, pas encore très politisée mais sur le point de plonger dans une tortueuse recherche d’identité, c’est à ce moment que le chef indépendantiste aurait prononcé les mots fatidiques « dead ducks » pour décrire le sort qui attendait les francophones hors Québec. Dont j’étais. Je ne peux le jurer, évidemment, n’ayant rien noté, mais la présence de Lévesque ce jour-là et son message, souvent répété, concernant la fragilité des minorités francophones sont restés inextricablement liés dans mon esprit.
Quoi qu’il en soit, l’Alberta fut pour moi une grande leçon. Leçon no 1 : seule une majorité francophone peut prétendre à une existence digne de ce nom. Une existence qui se conjugue autrement que par affichettes (pont/bridge) et bonnes intentions. Il faut une masse critique, en d’autres mots, pour produire non seulement des sons francophones, mais une culture francophone. C’est la culture, bien avant la langue, qui permet une vraie survivance ; la culture, avant la langue, qui nous dit qui on est.
Inutile de dire que j’ai fini par rejoindre René Lévesque en terre majoritaire francophone afin de doucement poser mon doigt contre la digue de l’océan anglophone plutôt que de jeter mon corps à la mer, jour après jour. Je trouve qu’on ne m’a pas souvent remerciée pour mon service à la nation. Sans blague. Comme des milliers de francophones hors Québec, mais aussi de nombreux latinos, Haïtiens, Vietnamiens et même une poignée de Scandinaves à l’époque, j’ai choisi de vivre ici. On a tous mis l’épaule à la roue. On s’est pliés à l’aventure parce qu’on y croyait, dans bien des cas (dont le mien) jusqu’au bout, jusqu’à l’avènement d’un pays. Mais dans tous les cas, parce que c’est drôlement motivant de faire partie de quelque chose qui se crée, de sentir qu’on participe à une immense exception culturelle, à un petit miracle.
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Les textes de la série «Devoirs de français»Je doute que ces gestes-là aient été vus à leur juste valeur. On a tendance au Québec à séparer les efforts entre les purs (les francophones québécois), les impurs (les anglophones) et les bâtards (les francisés ou les francophones venus d’ailleurs). Quels que soient les efforts faits par les « autres » — les anglophones sont beaucoup plus bilingues aujourd’hui et les immigrants, davantage francophones —, on ne comptabilise pas ces efforts de la même façon. Le bilinguisme demeure suspect, d’abord, tout comme l’envie d’étudier dans un cégep anglophone, alors que le problème n’est ni le bilinguisme ni le fait d’étudier en anglais. Le problème est l’adhésion fondamentale au français, le français comme vocation, comme seconde peau. Le français comme ressort vital qui, peu importe les cordes qu’on accumule à son arc, demeure essentiel — ou pas.
Aujourd’hui, des effluves de « dead ducks » s’élèvent au Québec lui-même. Les constats sont alarmants et même les 18-34 ans s’en émeuvent. La question de l’heure est donc : comment fait-on pour s’assurer de cette adhésion culturelle fondamentale ? Faute de l’avoir fait, le pays, faute de pouvoir composer avec l’anglais comme n’importe quel Danois, Autrichien ou Espagnol, comme un simple ajout plutôt qu’un vil envahisseur, il faut redoubler d’ardeur face à la langue. Il faut l’encourager à chaque occasion, comme le suggérait l’ex-président de la CSN, Gérald Larose. Mais il faut aussi arrêter de penser qu’on peut y arriver sans l’apport des autres.
De la même façon qu’on ne compte plus sur les ventres des Québécoises de souche pour repeupler la province, il faut faire son deuil de la présence francophone québécoise comme étant à 80 % de descendance canadienne-française. Il nous faut certes une « masse critique », mais elle n’a pas besoin d’être tricotée serrée. Qu’on le veuille ou non, la présence francophone va passer de plus en plus par l’immigration. Tant mieux si celle-ci nous arrive déjà francisée, mais, sinon, arrangeons-nous pour qu’elle la devienne. On pourrait en faire bien davantage en matière de francisation, mais encore faudrait-il avoir un rapport beaucoup plus décomplexé envers l’immigration.
Finalement, si l’immigration est la clé de l’avenir, il faut arrêter d’être trop purs et durs. Il faut arrêter de croire qu’il est possible de changer les immigrants sans qu’ils nous changent à leur tour. Les intonations vont changer, des mots et des expressions vont s’ajouter. La langue, tout comme nos physionomies, va devoir évoluer. C’est le propre de tout ce qui est vivant, comme le rappelait un article de Philippe Renaud cette semaine. En pourfendant le moindre anglicisme, en décriant le rap et son franglais, plutôt que de s’aider, on se tire au contraire dans le pied.
Leçon no 2 : il ne faut pas que la langue devienne une camisole de force. Pour que la culture et la langue vivent, elles ont besoin de respirer. Soyons vigilants, mais soyons aussi généreux — face à la langue comme face à ceux qui ont choisi de mettre leur corps entre nous et la mer qui gronde.