mercredi 24 février 2021

Les profs, la censure et la pandémie

 Le débat sur la censure universitaire a jusqu’ici mis l’accent sur les étudiants portés à se plaindre de mots ou de faits jugés injurieux. Et si cette culture de « bannissement » concernait tout autant le corps professoral ? C’est du moins ce qui ressort des dernières hostilités à émerger de la guerre de tranchées qui secoue l’Université d’Ottawa.

Désireux de se montrer « solidaires » des personnes racisées sur leur campus, 16 professeurs d’histoire de l’UdO ont publié un texte la semaine dernière dénonçant « le racisme et le suprémacisme blanc ». Reconnaissant l’importance de la liberté universitaire, les signataires soulignent surtout que « prononcer des termes raciaux blessants n’a aucune justification académique ». Selon les signataires, la liberté universitaire n’est pas à sens unique. Si les enseignants doivent pouvoir discuter de choses sensibles, les étudiants, eux, ont le droit de tracer leur ligne dans le sable.

Comment les signataires envisagent-ils alors la quadrature du cercle ? Comment interviendraient-ils dans une situation où il est question de termes utilisés pour décrire une situation difficile, ainsi que le fait le célèbre titre de l’essai de Pierre Vallières, et où des étudiants s’en trouveraient offusqués ? Les signataires ne s’aventurent pas de ce côté. En fait, leur missive, intitulée « La pensée historique face au racisme contemporain », cherche surtout à faire amende honorable. « Nous reconnaissons aussi dans notre profession l’histoire de discrimination et de racisme systémiques qui a depuis longtemps exclu les étudiants et chercheurs issus des communautés autochtones, noires, et racisées, et nous nous engageons à changer cette situation. »

Ce qui à prime à bord peut paraître comme un beau geste de la part de professeurs ébranlés par les récents événements est, aux yeux d’autres, tout autre chose. « C’est une trahison de notre mandat », dit l’auteur et historien Pierre Anctil. Professeur à l’UdO depuis 2004, M. Anctil voit dans ce manifeste la censure à l’œuvre. « Bien sûr, personne de sensé ne proclamerait qu’il faut exercer une censure dans un département universitaire, mais les propos de certains de mes collègues tentent à établir un climat de censure en hiérarchisant péremptoirement les sujets qui doivent retenir l’attention des professeurs. C’est une trahison du mandat de l’université en ce sens que c’est de la confrontation des idées que naît une plus juste représentation de l’histoire, pas de l’imposition d’un monopole dans la pensée et dans l’enseignement. »

À la suite de la publication du manifeste, l’expert en antisémitisme a écrit au vice-doyen à la recherche, Eric Allina, également signataire du texte, pour expliquer sa dissension. Il trouve inacceptable que les signataires se lèvent pour défendre bec et ongles l’antiracisme, mais aucune autre forme de discrimination « tout aussi grave », qu’il s’agisse des femmes ou encore des minorités sexuelles et religieuses. Il rappelle que ses cours sur le judaïsme ont déjà été ciblés par des étudiants favorables à la cause palestinienne. On voulait les interdire et même « voir le campus fermé à toute personne d’origine juive ou associé au judaïsme ».

On voit bien combien la question de la censure universitaire est une affaire complexe. Oui, de grands pans de l’histoire reposent sur l’exploitation barbare de personnes supposées « inférieures ». Et une partie de cette discrimination est toujours très active aujourd’hui. Il faut le dire et le combattre. En même temps, pense-t-on vraiment compenser pour ces crimes en taisant certains mots ou d’autres réalités ? « Un département d’histoire ne peut analyser l’évolution des sociétés d’un point de vue unique et obliger tous ses membres à penser de la même manière, en somme à militer plutôt qu’à réfléchir », poursuit Pierre Anctil.

Les militants « radicaux » dénoncés récemment par le premier ministre Legault ne sont donc pas seuls responsables des dérives actuelles. Les professeurs ont un rôle capital à jouer dans cette affaire. Pierre Anctil, malgré les sujets sensibles qu’il aborde constamment en classe (l’antisémitisme, le sionisme, le racisme, l’Holocauste) dit n’avoir aucun problème avec ses étudiants à lui. « L’écoute et l’ambiance sont bonnes . » Il précise que les étudiants prompts à se plaindre de propos exprimés en classe sont « une frange très spécifique ». Ils ne sont pas nombreux, en d’autres mots. Dans certaines universités, comme l’UdO, les enseignants « militants » pourraient bien les dépasser en nombre.

Dans tout ce débat, il y a un autre facteur aggravant, passé sous silence, lui aussi : la pandémie. « On ne se voit pas et, donc, on ne se parle pas », dit mon interlocuteur. D’ailleurs, le texte publié par le comité des 16 n’a jamais été soumis aux autres membres du département avant publication. En temps normal, les rapports interpersonnels régleraient bien des différends, mais, depuis un an, tout fonctionne par courriels ou textes interposés, ce qui ouvre la porte à des prises de paroles intempestives et des positions moins nuancées.

Encore un problème de société que cette cruelle pandémie nous aide à mieux comprendre.

mercredi 17 février 2021

Il faut se tenir debout

 Publié samedi sur son compte Facebook, le plaidoyer de François Legault pour la liberté d’expression fait beaucoup jaser. Que se passe-t-il donc pour que le premier ministre se sente tenu d’informer le public de ses états d’âme, par un beau samedi matin ? À la manière de Mario Dumont à l’orée de la crise des accommodements raisonnables, qui avait dit que le Québec devait « mettre ses culottes », M. Legault sent le besoin de nous fouetter, à son tour, sur la question de la censure universitaire. « On doit se tenir debout », exhorte-t-il.

C’est vrai. Le besoin de débattre à visière levée, au sein des universités notamment, est un impératif qui doit être ardemment défendu. À gauche comme à droite, on constate d’ailleurs un assez large consensus sur la question. On l’a vu lors du débat qui a mis la censure universitaire à l’ordre du jour, l’automne dernier, à l’Université d’Ottawa : les profs et chargés de cours francophones (dont plusieurs sont Québécois) se sont démarqués de leurs collègues anglophones en prenant la défense de la liberté d’expression — incluant l’utilisation de mots controversés en classe.

Je repose donc la question : pourquoi le premier ministre sent-il le besoin de monter aux barricades ? Doit-on lui rappeler qu’il prêche aux convertis, la poignée de militants radicaux qu’il dénonce ne représentant pas exactement une épidémie ? Ils constituent une petite minorité dans les universités québécoises. De plus, comme le soulignait récemment notre chroniqueur Normand Baillargeon, « les choses bougent ». Les administrateurs affichent de plus en plus leur intention de défendre la liberté d’expression et les étudiants débattent entre eux des implications de la censure. Et, si je peux y mettre du mien, après six ans passés à l’Université Concordia — pourtant souvent pointée du doigt pour sa rectitude politique —, je ne suis au courant d’aucun cas de censure au Département de journalisme où j’enseigne, ni non plus de plaintes d’étudiants à propos de mots prononcés en classe.

Je n’essaie pas de minimiser la question de la censure universitaire qui, à mes yeux, est absolument inacceptable. Seulement, ce n’est pas quelques cas hautement médiatisés qui peuvent nous donner un véritable état des lieux et encore moins justifier une intervention étatique comme le voudrait le premier ministre. Aussi sincère puisse-t-il paraître, François Legault provoque des interrogations avec ce texte : quelle est sa motivation ? Il y aurait tellement d’autres sujets dignes d’attention. Pourquoi s’en prendre d’abord aux « radicaux » de gauche sans s’être jamais soucié des radicaux de droite ?

Depuis 2015, on a vu une prolifération de groupes identitaires ultranationalistes (La Meute, Storm Alliance, le Front patriotique du Québec…), et même d’extrême droite (Soldats d’Odin, Atalante, la Fédération des Québécois de souche), qui ne sont pas sans rappeler le mouvement hétéroclite et tapageur qui a soutenu Donald Trump tout au long de son mandat. Le Québec n’est pas les États-Unis, bien sûr, et d’ailleurs, aucun de ces groupes n’appelle à la violence, selon l’ex-directeur du Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence, Benjamin Ducol. Seulement, tous participent à un « écosystème qui crée une atmosphère de tension », ainsi qu’à une plus grande diffusion de discours haineux. Au Québec, la hantise de l’islam est la marque de commerce des groupes identitaires de droite. « La peur d’être supposément envahi par des musulmans, [Alexandre Bissonnette] l’a prise quelque part », explique M. Ducol.

  

Pourquoi le premier ministre n’a-t-il pas sauté sur sa page Facebook pour dénoncer ce fléau ? Il s’agit aussi d’un danger pour la démocratie. Le fait que beaucoup de ces militants identitaires soient d’ardents défenseurs de la loi 21 (interdisant le port des signes religieux) y serait-il pour quelque chose ? Alors que François Legault aurait tout intérêt à se dissocier de ces nouveaux « patriotes », il s’est contenté de le faire du bout des lèvres. S’attaquer à cette frange issue des régions, et donc du même milieu que beaucoup de l’électorat de la CAQ, aurait-il eu un effet délétère sur la popularité du nouveau gouvernement ? On peut se le demander.

Le calcul politique n’est pas absent, vous le devinez, du cri du cœur du premier ministre. En se faisant chevalier de la liberté d’expression, M. Legault passe l’éponge sur le manque de transparence et d’imputabilité de son propre gouvernement. Il gomme le fait qu’il dirige le Québec par décrets successifs depuis maintenant près d’un an ; il nous fait oublier que les journalistes n’ont toujours pas aisément accès aux hôpitaux et que les études justifiant les mesures sanitaires sont toujours inexistantes. Il jette un peu de poudre de perlimpinpin sur l’enquête « à huis clos » de l’arrestation de Mamadi III Fara Camara et l’« étroitesse » du mandat pour ce qui est de l’enquête sur la pandémie. Sans parler de littéralement enterrer l’éléphant dans la pièce : le racisme systémique qui est directement lié à l’affaire Camara et, surtout, qui est à l’origine de beaucoup de plaintes d’étudiants universitaires.

François Legault a raison : il ne faut pas se laisser berner. Il faut dire les choses comme elles sont.

mercredi 10 février 2021

Fesser sur la mairesse

 C’est devenu un sport amateur pour les gérants d’estrade et commentateurs attitrés de la métropole : fessons sur la mairesse ! Les lamentations concernant les pistes cyclables, la circulation embourbée et les cônes orange sont, on le sait, légion. Cet opéra-bouffe, qui a connu ses débuts lorsque Luc Ferrandez était maire de l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, n’a fait que s’intensifier depuis l’arrivée de Valérie Plante à l’Hôtel de Ville. Dans le cas de celle-ci, par contre, les critiques ne s’arrêtent pas là. De son rire tonitruant à son « mépris » du français, de son insensibilité au milieu des affaires à sa bande dessinée lancée en « pleine pandémie », on ne rate pas une occasion de dire combien la mairesse multiplie les gaffes. Et qui dit gaffe dit incompétence. Bref, sorte de pantin de la gaugauche tous azimuts, Valérie Plante, première femme aux commandes de la métropole, ne serait pas à sa place.

Vendredi dernier, le président de la Fraternité des policiers s’est fait un malin plaisir d’enfoncer ce clou à la suite des déclarations de la mairesse dans l’affaire Camara. Accusant Mme Plante de nuire « au climat social » et de compliquer « encore davantage la tâche de ceux et celles qui ont la responsabilité d’assurer la sécurité des Montréalaises et des Montréalais », Yves Francœur conclut sa missive avec cette invective ronflante : « Nous espérons que vous saurez dorénavant vous comporter de façon plus responsable en évitant que vos biais idéologiques interfèrent avec votre nécessaire devoir de réserve. »

Le ton (paternaliste à souhait) est donné. D’un côté, la responsabilité, le travail bien fait, le sens du devoir et le souci de la sécurité des citoyens. De l’autre, l’émotivité, les déclarations à l’emporte-pièce et l’incompréhension du processus judiciaire. D’un côté, un homme ; de l’autre, comme par hasard, une femme. Cherchant à l’humilier au maximum, l’homme à la réputation de pitbull au sein du SPVM a le culot ici de s’en prendre à « l’idéologie » de la mairesse — notamment sa supposition qu’il y aurait eu du profilage racial dans l’arrestation de Mamadi III Fara Camara, une « allusion extrêmement déplorable », dit-il — sans se rendre compte de la poutre qu’il a dans l’œil.

Le président du syndicat policier ne semble pas comprendre que c’est également une « idéologie », une façon de penser, un aveuglement, appelez ça comme vous voulez, que de prétendre que le profilage racial n’a pas ici sa place, alors qu’on savait déjà, au moment où M. Francœur montait sur ses grands chevaux, qu’un homme noir avait été emprisonné pendant six jours à partir de preuves insuffisantes. Pourquoi n’a-t-il pas bénéficié de la présomption d’innocence ? Une notion pourtant « incontournable », nous dit-on, lorsqu’il est question d’hommes accusés d’agression sexuelle, mais qui ne semble pas ici avoir eu beaucoup d’effet.

Pourquoi n’a-t-on pas cru à la version des faits de M. Camara, un chargé de laboratoire à Polytechnique qui n’a absolument rien du petit voyou de quartier, qui a pris la peine de revenir sur les lieux du crime pour parler aux enquêteurs d’un autre suspect ? Pourquoi n’a-t-on pas cru les quatre ou cinq témoins qui ont essentiellement appuyé cette version des faits ? Pourquoi a-t-on donné autant de poids à la seule version du policier agressé, version pourtant remise en doute de part et d’autre, même avant qu’on ait bien regardé la fameuse vidéo ? Ça s’appelle de l’idéologie, ça aussi. Ça s’appelle la police qui protège la police, comme d’ailleurs l’a fait le chef du SPVM lors de ses conférences de presse. Écartant, lui aussi, la question raciale, Sylvain Caron a voulu plutôt mettre l’accent sur une enquête « complexe » — comme si l’un empêchait l’autre !

Quand on sait tout ça, quand on sait les relations souvent pourries qui existent aujourd’hui entre les forces policières et les communautés racisées, il faut être incroyablement effronté, ou alors parfaitement aveugle, pour affirmer que c’est la mairesse de Montréal qui nuit « au climat social ». Et pourtant, qui s’est offusqué des propos d’Yves Francœur ? Lundi, au contraire, un chroniqueur de La Presse reprenait les propos du policier matamore pour mieux taper, encore une fois, sur Valérie Plante.

Oui, Valérie Plante aurait pu mieux s’exprimer. Il aurait fallu parler de la probable innocence de M. Camara plutôt que de l’affirmer — malgré l’arrêt des procédures qui pointaient fortement dans ce sens. Mais il ne s’agit quand même pas « d’ingérence politique ». Depuis quand parler sous le coup de l’émotion dicte-t-il la façon de faire des tribunaux ? Et, oui, le travail policier est difficile et compliqué. Mais à force de balayer la question du profilage racial du revers de la main, à force aussi de nous inonder de sources policières anonymes reprises (avidement) par les médias, comme le soulignait l’ex-directrice du Devoir Lise Bissonnette lundi dernier, nous sommes en train de perdre l’essentiel de vue.

Il n’y a pas eu d’ingérence politique. Il y a eu un travail d’enquête bâclé dans lequel le profilage racial a fort probablement joué un rôle. C’est pourquoi une enquête indépendante, ainsi que l’a décrété Québec mardi , est nécessaire. C’est bien ce que disait la mairesse de Montréal. Valérie Plante a eu raison. Yves Francœur a eu tort.


mercredi 3 février 2021

J'en peux plus

 A-t-on le droit de dire ça tout haut ? Quand on est ni un professionnel de la santé exténué ni un immigrant forcé de mettre quotidiennement sa santé en jeu — ni même un restaurateur sur le point de tout perdre? Malgré ma situation relativement confortable, puis-je quand même dire que la vie par Amazon et petits écrans interposés, la vie encarcanée et conscrite qui est la nôtre est triste à mourir ? Ou, plutôt, détournée de son axe ? Car il y a des tas de choses dans la vie qui sont tristes et, en même temps, belles et enrichissantes. Ce que nous vivons n’est ni l’un ni l’autre.

Nous vivons en état de suspension, comme disait le collègue Jean-François Nadeau cette semaine. En état de suspension d’émotions, en fait. Il a fallu que le contact humain soit soudainement interdit pour qu’on se rende compte de l’ampleur d’une simple poignée de main, de l’immensité de se tenir au coude à coude dans une salle de spectacle, à boire les mêmes paroles, à vibrer à la même musique, tous en même temps. On avait peut-être encore mal saisi pourquoi il nous faut, nous, humains, boire à la même fontaine, comment la sève de l’existence est composée de minuscules petites gouttes de fraternité, de grands et de petits gestes qui nous gardent à flot jour après jour. Mine de rien.

Il y a donc quelque chose d’un peu absurde à demander que nous suspendions nos vies par amour pour la famille et le respect des autres alors que c’est précisément l’amour, le fait de s’intéresser à son prochain et de s’occuper des autres que la pandémie vient par ailleurs massacrer. Je ne remets pas ici en question le fait de porter un masque ou de rester chez soi. Il faut respecter les mesures, il faut « sauver des vies », mais en n’oubliant jamais que nous vivons, depuis un an déjà, sens dessus dessous et que tout ça n’a de sens que pour ce qui concerne la survie.

Rien n’illustre mieux cette absurdité que la mort qui attend les malades du coronavirus. Prenez Mme M., la belle-mère d’une amie dont je parlais récemment. Yvette Côté Maltais, parfaitement autonome et drôlement en forme pour ses 89 ans, a été transportée à l’hôpital Notre-Dame le 10 janvier après avoir contracté le virus à l’intérieur de sa résidence pour aînés. En l’espace de sept jours, elle s’est transformée, et est passée d’une femme qui aimait faire des blagues — « Y a du ménage à faire chez moi », lança-t-elle à ses enfants alors que les ambulanciers la montaient en voiture — à la énième victime de la peste des temps modernes.

À partir de son entrée à l’hôpital, elle est passée « derrière le miroir » de la COVID-19 : un cas de trop pour le personnel médical débordé (« on les entendait courir quand on appelait pour des nouvelles », dit sa belle-fille) et un membre soudainement fantôme pour sa famille à elle. Après avoir vaillamment tenu tête au virus les trois premiers jours, la dame s’est mise à avoir de la difficulté à respirer. Le jeudi 14, Mme Maltais est transférée aux soins intermédiaires où, sans être intubée, elle est branchée à une machine qui pousse de l’air dans ses poumons. Deux jours plus tard, de plus en plus malade, elle demande à voir ses enfants. Une rencontre Zoom est organisée à la hâte.

« Il n’y avait personne pour tenir son écran, on la voyait et on l’entendait mal », dit sa belle-fille. Personne pour lui tenir la main non plus, précisera-t-elle ensuite, le personnel étant occupé à lui prodiguer des soins. Malgré la difficulté de communication — la transmission bloque à un moment donné et il va falloir tout recommencer —, la difficulté aussi de la malade à respirer, celle-ci trouve le moyen de lever le bras en signe de victoire quand on lui apprend le procès en destitution de Donald Trump. Et puis, la respiration de plus en plus laborieuse, elle lâche la phrase qu’elle aura répétée toute sa vie : « Inquiétez-vous pas pour moi… », suivie d’une toute nouvelle dans son répertoire : « Je vais veiller sur vous. »

Débranchée de l’appareil qu’elle n’endurait plus, fortement médicamentée pour empêcher qu’elle meure asphyxiée, Mme Maltais s’est éteinte 10 heures plus tard sans qu’aucun membre de sa famille ait pu la voir ou la toucher, ni à l’hôpital ni par après. Malgré un personnel soignant qui a fait tout ce qu’il a pu, constamment écartelé entre le chevet des malades et les appels inquiets de la famille (on se demande bien comment ils font pour tenir), tout se passe comme dans un mauvais rêve, une dimension cruelle et irréelle.

On a beau comprendre la raison de notre isolement, il n’en reste pas moins qu’il nous coûte ce que nous avons de plus précieux. « The heart has got to open in a fundamental way », dit une chanson de Leonard Cohen. La prescription vaut autant pour la santé mentale de chacun et chacune d’entre nous que pour la santé de nos démocraties. Il n’y a pas de vie, ni d’idées, ni d’amour, ni même de société sans le besoin de se toucher les uns les autres.