Le débat sur la censure universitaire a jusqu’ici mis l’accent sur les étudiants portés à se plaindre de mots ou de faits jugés injurieux. Et si cette culture de « bannissement » concernait tout autant le corps professoral ? C’est du moins ce qui ressort des dernières hostilités à émerger de la guerre de tranchées qui secoue l’Université d’Ottawa.
Désireux de se montrer « solidaires » des personnes racisées sur leur campus, 16 professeurs d’histoire de l’UdO ont publié un texte la semaine dernière dénonçant « le racisme et le suprémacisme blanc ». Reconnaissant l’importance de la liberté universitaire, les signataires soulignent surtout que « prononcer des termes raciaux blessants n’a aucune justification académique ». Selon les signataires, la liberté universitaire n’est pas à sens unique. Si les enseignants doivent pouvoir discuter de choses sensibles, les étudiants, eux, ont le droit de tracer leur ligne dans le sable.
Comment les signataires envisagent-ils alors la quadrature du cercle ? Comment interviendraient-ils dans une situation où il est question de termes utilisés pour décrire une situation difficile, ainsi que le fait le célèbre titre de l’essai de Pierre Vallières, et où des étudiants s’en trouveraient offusqués ? Les signataires ne s’aventurent pas de ce côté. En fait, leur missive, intitulée « La pensée historique face au racisme contemporain », cherche surtout à faire amende honorable. « Nous reconnaissons aussi dans notre profession l’histoire de discrimination et de racisme systémiques qui a depuis longtemps exclu les étudiants et chercheurs issus des communautés autochtones, noires, et racisées, et nous nous engageons à changer cette situation. »
Ce qui à prime à bord peut paraître comme un beau geste de la part de professeurs ébranlés par les récents événements est, aux yeux d’autres, tout autre chose. « C’est une trahison de notre mandat », dit l’auteur et historien Pierre Anctil. Professeur à l’UdO depuis 2004, M. Anctil voit dans ce manifeste la censure à l’œuvre. « Bien sûr, personne de sensé ne proclamerait qu’il faut exercer une censure dans un département universitaire, mais les propos de certains de mes collègues tentent à établir un climat de censure en hiérarchisant péremptoirement les sujets qui doivent retenir l’attention des professeurs. C’est une trahison du mandat de l’université en ce sens que c’est de la confrontation des idées que naît une plus juste représentation de l’histoire, pas de l’imposition d’un monopole dans la pensée et dans l’enseignement. »
À la suite de la publication du manifeste, l’expert en antisémitisme a écrit au vice-doyen à la recherche, Eric Allina, également signataire du texte, pour expliquer sa dissension. Il trouve inacceptable que les signataires se lèvent pour défendre bec et ongles l’antiracisme, mais aucune autre forme de discrimination « tout aussi grave », qu’il s’agisse des femmes ou encore des minorités sexuelles et religieuses. Il rappelle que ses cours sur le judaïsme ont déjà été ciblés par des étudiants favorables à la cause palestinienne. On voulait les interdire et même « voir le campus fermé à toute personne d’origine juive ou associé au judaïsme ».
On voit bien combien la question de la censure universitaire est une affaire complexe. Oui, de grands pans de l’histoire reposent sur l’exploitation barbare de personnes supposées « inférieures ». Et une partie de cette discrimination est toujours très active aujourd’hui. Il faut le dire et le combattre. En même temps, pense-t-on vraiment compenser pour ces crimes en taisant certains mots ou d’autres réalités ? « Un département d’histoire ne peut analyser l’évolution des sociétés d’un point de vue unique et obliger tous ses membres à penser de la même manière, en somme à militer plutôt qu’à réfléchir », poursuit Pierre Anctil.
Les militants « radicaux » dénoncés récemment par le premier ministre Legault ne sont donc pas seuls responsables des dérives actuelles. Les professeurs ont un rôle capital à jouer dans cette affaire. Pierre Anctil, malgré les sujets sensibles qu’il aborde constamment en classe (l’antisémitisme, le sionisme, le racisme, l’Holocauste) dit n’avoir aucun problème avec ses étudiants à lui. « L’écoute et l’ambiance sont bonnes . » Il précise que les étudiants prompts à se plaindre de propos exprimés en classe sont « une frange très spécifique ». Ils ne sont pas nombreux, en d’autres mots. Dans certaines universités, comme l’UdO, les enseignants « militants » pourraient bien les dépasser en nombre.
Dans tout ce débat, il y a un autre facteur aggravant, passé sous silence, lui aussi : la pandémie. « On ne se voit pas et, donc, on ne se parle pas », dit mon interlocuteur. D’ailleurs, le texte publié par le comité des 16 n’a jamais été soumis aux autres membres du département avant publication. En temps normal, les rapports interpersonnels régleraient bien des différends, mais, depuis un an, tout fonctionne par courriels ou textes interposés, ce qui ouvre la porte à des prises de paroles intempestives et des positions moins nuancées.
Encore un problème de société que cette cruelle pandémie nous aide à mieux comprendre.