Le hasard a voulu que l’acquittement de Gilbert Rozon tombe le même jour que l’arrestation d’une autre figure connue, le député Harold LeBel, accusé lui aussi d’agression sexuelle, sans parler du rapport parlementaire sur précisément la même question. Tout ça dans la même journée ! Comme si on avait encore besoin de preuves, l’actualité du 15 décembre démontrait à coups de gros titres à quel point l’agression sexuelle demeure un problème cuisant — pour les femmes en général et le système judiciaire en particulier.
Malheureusement, ni la décision de la juge Mélanie Hébert ni le volumineux rapport du Comité d’experts ne donnent l’impression qu’on touche ici à une véritable solution. Dans un cas comme dans l’autre, malgré la sensibilité démontrée envers les victimes, on contourne le problème fondamental de l’incompatibilité de l’agression sexuelle — un crime qui se passe dans l’intimité, généralement sans témoin, sans démarcation claire entre le bien et le mal — avec certaines règles du droit criminel.
Après le procès Ghomeshi, Dominique Strauss-Kahn et combien d’autres, la décision dans l’affaire Rozon donne à son tour l’impression que le système de justice a très bien fait son travail, mais que la justice, encore une fois, n’a pas été rendue. La démocratie est sauve, les fondements du droit criminel — la présomption d’innocence et son pendant, « la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable » — ont été scrupuleusement appliqués, mais la victime d’agression sexuelle, elle, ressort de cet exercice, sinon humiliée comme dans le passé, du moins bafouée et désavantagée. Cette impression est décuplée du fait qu’un procès pour agression sexuelle, surtout aujourd’hui, ne concerne pas seulement la victime mais l’ensemble des femmes.
Un « système de justice [qui] échoue à juger les crimes sexuels », comme l’affirme d’emblée le rapport d’experts, est un système qui pave la voie à la prolifération d’un tel crime. Ce n’est pas par hasard si l’agression sexuelle est « le seul crime violent au Canada qui n’est pas en déclin »*, en plus d’être le moins dénoncé à la police et le moins représenté en cour. Il faut faire mieux. Sans nier l’importance de mieux préparer, soutenir et financer les victimes d’agression sexuelle, comme le propose, finalement, le comité mandaté sur la question, il faut aussi s’attaquer, il me semble, à l’éléphant dans la pièce : le « hors de tout doute raisonnable » — le principe qui a servi à exonérer Gilbert Rozon.
Comme l’écrit la juge Hébert, une société démocratique ne peut se permettre d’envoyer des innocents en prison. Il faut donc mettre toutes les chances du côté des accusés pour empêcher un tel dérapage. De là la présomption d’innocence et l’obligation d’une quasi-certitude qu’un crime a été commis. Personne ne remet en question un tel parti pris. C’est dans l’application du principe que ça se gâte. Le jugement dans l’affaire Rozon en fournit d’ailleurs un bon exemple. Si on fait abstraction du soin que la juge met à souligner « l’importance capitale » des principes ci-dessus nommés, on arrive au terme de son raisonnement en croyant que l’accusé risque fort d’être condamné. Non seulement la juge fait-elle un long préambule pour démontrer qu’en matière d’agression sexuelle, « le droit évolue », reconnaissant ici que les femmes ont toute une côte à remonter, son analyse des témoignages des parties adverses favorise clairement celui de la plaignante.
La juge réfute tous les arguments de la défense cherchant à discréditer le témoignage d’Annick Charette. Il n’y a « pas de contradictions », la plaignante est « transparente », son témoignage, « constant ». Elle excuse aussi ses « trous de mémoire », compréhensibles puisque 40 ans se sont écoulés, tout en soulignant quelques faiblesses dans sa présentation. On comprend qu’elle trouve la plaignante crédible et son témoignage convaincant. La juge se montre par ailleurs plus sévère à l’endroit de l’accusé, dont la « crédibilité » laisse à désirer. Au bout de l’exercice, elle conclut que « le Tribunal ne croit pas la version des faits donnée par M. Rozon » — ce qui semblerait déterminer son sort. Mais, juste au moment où on croit savoir comment ce film va se terminer, la juge ajoute que sa version « soulève quand même un doute raisonnable ».
Et vlan. Avec une simple allusion aux « imprécisions » de la plaignante, sans expliquer plus concrètement ce soudain revirement, la juge acquitte l’accusé de viol et d’attentat à la pudeur. Si c’est tout ce que ça prend, certaines imprécisions, alors que le terrain ici, je le répète, n’est que ça, une immense zone grise, un magma de souvenirs voguant sur les effluves du temps et de l’alcool, sans parler du fait qu’il n’y a rien de plus flou qu’un acte sexuel, qui saurait dire où il commence et où il finit ? Bref, si le doute raisonnable peut être invoqué aussi automatiquement, aussi bien dire que « rebâtir la confiance », la mission que s’est donnée le Comité d’experts auprès des victimes de violence sexuelle et conjugale, n’est pas pour demain.