La mort de la « guerrière ninja » de la Cour suprême américaine, Ruth Bader Ginsburg, marque non seulement le passage d’une grande juriste et féministe, elle vient électrocuter la course présidentielle. C’est une immense perte qui crée un immense problème.
Baptisée la notorious RBG par ses nombreux admirateurs, Mme Ginsburg a littéralement détricoté puis retricoté la conception des femmes dans les annales juridiques américaines, leur assurant, pour la première fois, une protection constitutionnelle. Mise à part Thurgood Marshall, grand défenseur des droits civiques à la Cour suprême, « aucun autre Américain n’aura davantage fait avancer la cause de l’égalité devant la loi », dit le magazine The New Yorker.
Au moment de commencer sa croisade en 1970, Ruth Bader Ginsburg avait comme mission de démontrer que les lois existantes, loin de protéger les femmes, les discriminaient. La Constitution américaine ne reconnaissait pas la discrimination basée sur le sexe de la même façon qu’elle reconnaissait, grâce notamment à Martin Luther King une décennie auparavant, la discrimination raciale. Ce n’était pas discriminatoire, croyait-on, que des femmes n’aient pas accès à certains emplois, ou même à certains lieux ; c’était la nature « délicate et timide » des femmes qui l’exigeait.
En 1971, le président Richard Nixon lui-même n’hésitait pas à dire qu’il s’opposait à ce que les femmes travaillent. « Heureusement, nous n’en comptons aucune dans le cabinet », se félicitait-il. Il se demandait si les femmes devaient même voter ! « La » femme, on connaît la chanson, avait mieux à faire. Or, en l’espace de 10 ans, la jeune avocate de Brooklyn réussit à défaire le vieux préjugé concernant « le rôle primordial des femmes » en plaidant une série de causes devant la Cour suprême qui impliquaient très souvent, non pas des femmes, mais des hommes.
L’astuce n’était pas piquée des vers. Les neuf hommes vieillissants qui la regardaient, interloqués, du haut de leur chaire, ne posant souvent « aucune question », pouvaient plus facilement comprendre la discrimination subie par un homme que par une femme. Sentant le besoin de faire leur éducation — « il fallait qu’ils voient que le piédestal sur lequel ils croyaient avoir mis les femmes était en fait une cage », dit-elle — Bader Ginsburg plaida notamment la cause d’un jeune veuf à qui on refusait de verser une prestation lui permettant de rester à la maison pour s’occuper de son bambin, comme ça se faisait automatiquement pour les femmes en pareille situation. Une façon de démontrer que, hommes ou femmes, nous avons ultimement les mêmes besoins, les mêmes devoirs, celui d’être « une personne à part entière ».
L’histoire particulière des États-Unis, un pays qui débute par une révolte populaire vis-à-vis d’un puissant empire, la vision supra républicaine inscrite au cœur même de la Constitution, ce fameux « We, the people » (Nous, le peuple) évoqué par les pères fondateurs, éternels méfiants vis-à-vis du pouvoir établi, et repris encore aujourd’hui, explique la place monumentale qu’occupe la Cour suprême aux États-Unis. Comme disait l’animateur télé Peter Jennings au moment de l’intronisation de la juge Ginsburg en 1993 : « Tellement d’aspects de ce pays sont le travail de la Cour suprême. » Pour une raison bien simple : la tâche ultime de ce tribunal est de protéger la Constitution qui, elle, dicte les valeurs et jusqu’au tempérament, pourrait-on dire, de la nation américaine. En cas de litige avec des politiques gouvernementales, par exemple, « la Constitution doit prévaloir », répétait souvent Mme Ginsburg.
Bref, la nomination que s’apprête à faire Donald Trump — faisant fi des dernières volontés de la juge d’attendre l’élection d’un nouveau président avant de combler son poste — ne représente pas seulement un affront à la mémoire de cette Jeanne d’Arc des temps modernes, ni simplement une nomination prestigieuse. La prochaine juge de la Cour suprême — on sait déjà que ce sera une femme, question de calfeutrer l’affront — scellera le tempérament conservateur du tribunal pour des décennies à venir.
Advenant que Trump perde en novembre, malheureusement pas du tout évident au moment où l’on se parle, les républicains peuvent quand même s’attendre à ce que la Cour suprême exauce leurs vœux les plus chers : défaire l’Obamacare, l’assurance maladie établie sous l’ancien président, et renverser la loi protégeant le droit à l’avortement (Roe vs Wade) — deux causes diligemment défendues par la juge Ginsburg. Aux États-Unis, en d’autres mots, avoir la Cour suprême dans sa poche vaut bien avoir le président de son bord. Le plus haut tribunal possède un pouvoir inouï, inégalé dans d’autres démocraties, mais qui aujourd’hui, à la suite des petits jeux éhontément partisans de Trump et compagnie, est en proie de devenir « un instrument du pouvoir exécutif plutôt que son contrepoids ».
On s’imagine aisément l’irremplaçable RBG, celle qui a fait de la dissension un art consommé, se retourner dans sa tombe.
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