Depuis le temps qu’on en parle, le port du masque a finalement été imposé, partout au Québec, pour un temps indéterminé. Mis à part quelques entêtés chez Tim Hortons ou ailleurs, la mesure, qui s’applique à toute personne de plus de 12 ans se trouvant dans un lieu fermé, semble bien acceptée. « Les Québécois ont massivement adhéré au port du masque partout dans la province », soupirait d’aise la vice-première ministre, Geneviève Guilbault, en point de presse lundi.
Tout est bien qui finit bien. Peut-on alors arrêter d’en parler ? Le masque a pris énormément de place dans le discours public depuis quatre mois, beaucoup trop de place par rapport à la valeur intrinsèque du masque lui-même. Le masque n’est pas une panacée, on s’entend, seulement une mesure de protection additionnelle, après l’isolement, la distanciation et le lavage de mains. Il est surtout indiqué dans un contexte de déconfinement où la distanciation est plus difficile à respecter et où l’appel des amis, du cinéma et, même, du bureau devient irrésistible. Mais encore faut-il une adhésion massive (80 % de la population) pour que la mesure soit efficace. De là l’obligation de le porter, l’adhésion spontanée et sans chichi d’une vaste majorité de Québécois faisant vraisemblablement défaut. On aime se dire responsables et solidaires mais, de toute évidence, nous n’accotons ni les Japonais ni même les Allemands en la matière.
Si on a tant parlé de ce petit carré de tissu, n’est-ce pas, plutôt, parce qu’il symbolise la gestion en dents de scie de la crise sanitaire au Québec ? Le masque s’est imposé au fur et à mesure que l’optimisme des premiers jours, le sentiment que nous avions la situation bien en main (« ça va bien aller »), a cédé le pas à celui d’un manque de préparation suivi immédiatement d’un sentiment de catastrophe, en ce qui concerne les CHSLD, et, petit à petit, d’échec en général.
Oui, le Québec a réussi à garder le contrôle dans les hôpitaux, mais à juger des taux de transmission et de décès anormalement élevés dans la province, le contrôle a largement fait défaut ailleurs. Il est difficile de ne pas voir l’imposition du masque aujourd’hui comme une espèce de gros diachylon sur les nombreuses erreurs de parcours (le manque de tests, d’équipement, de personnel, de mesures de prévention de base…), une façon de sauver la face, si on peut dire, à un moment où le sourire fait défaut et où on ne peut plus se permettre de ratés supplémentaires.
Mais ce que cette fixation sur le masque a de plus désolant, à mon avis, c’est que, cinq mois après le début d’un séisme planétaire, d’un événement sans commune mesure dans l’histoire de l’humanité, nous sommes à racler le même petit carré de sable plutôt qu’à débattre de questions beaucoup plus cruciales pour notre avenir. La pandémie a réussi l’impensable, après tout : elle a fermé les frontières, freiné le commerce international et l’extraction de ressources naturelles, cloué au sol les avions, renvoyé la majorité des gens à la maison et diminué la consommation des deux tiers. Elle a abruptement et soudainement mis un frein au capitalisme sauvage. Qui l’eût cru ? Dans un extraordinaire pied de nez au pouvoir de l’argent, la pandémie a plutôt épargné les pays d’Afrique, les plus pauvres de la planète, tout en ravageant les plus riches, les États-Unis d’Amérique. Qui l’eût cru, là aussi ? Le monde a momentanément été dépouillé de son arrogance et de ses repères habituels. À partir d’une telle leçon d’humilité, il faut plus que simplement intégrer la distanciation au bureau, au bar ou à l’église. Il faut remonter aux sources de cette apocalypse des temps modernes, la destruction de l’environnement, et repenser le rapport à la nature. Il faut remettre en question la notion de village global basée sur une urbanisation, une mondialisation des marchés, une mobilité et une interconnectivité à outrance. Il faut se doter également de mécanismes de contrôle sanitaire, nationaux et internationaux, loin des petites luttes de pouvoir qui gangrènent, trop souvent, l’Organisation mondiale de la santé ou encore, notre propre fédération canadienne. Il faut plus que simplement réajuster le tir, ou bien ajuster son masque. Il faut un effort d’imagination incommensurable ; il faut ni plus ni moins réinventer le monde.
Comparé à ces enjeux bibliques, le port du masque fait figure de petit bout de l’entonnoir, un étroit goulot dans lequel on semble rester pris. Je ne remets aucunement son utilité en question, cela dit. Le masque est nécessaire, mais il renvoie d’abord et avant tout à la notion de survie et tant qu’on est dans la survie, on n’est pas dans l’imaginaire. Tant qu’on est dans les mesures strictement défensives, tant qu’on se concentre, tous ensemble, à ne pas prendre de risques, il est difficile de mener l’offensive, décidément plus risquée, de repenser le monde.
Alors, bravo, gang, pour les beaux masques. Peut-on maintenant passer à autre chose ?