Dans un monde qui a pourtant vu bien des horreurs, la lente suffocation de George Floyd dans une rue passante d’une grande ville nord-américaine atteint un sommet. Il y a quelque chose de particulièrement traumatisant dans l’image de ce policier agenouillé sur le cou d’un homme, l’air insouciant, la conscience manifestement en bandoulière, comme s’il n’enregistrait pas son geste malgré les lamentations de sa victime (« Je ne peux pas respirer ! ») et les cris de passants (« Il ne bouge plus, laissez-le ! »).
On nous répète souvent que l’humanité est en constante progression, que nos civilisations se raffinent, que le monde est aujourd’hui moins cruel et moins violent. Nous cheminons, dit-on, vers la lumière. Mais voilà qu’il fait noir tout à coup. Cette image de cruauté inouïe n’est pas sans rappeler une autre image implacable, celle du chef de police de Saïgon sur le point de flamber la cervelle d’un sympathisant Viêt Cong, en pleine rue, en 1968. Deux époques, deux morts en direct, deux montées aux barricades. Les manifestations qui ne dérougissent pas aux États-Unis actuellement, rappelant celles, mémorables, d’il y a 50 ans, n’ont pas seulement comme cible la dernière statistique de brutalité policière. Comme les manifestations contre la guerre au Vietnam jadis, on assiste à une révolte devant l’injustice, à un vase qui déborde face à des politiques discriminatoires et sanguinaires. Un vertige que la crise mondiale actuelle ne fait qu’alimenter.
Signe des temps, le même jour où un policier blanc asphyxiait un homme noir — supposément pour avoir fait circuler un faux billet de banque — une femme blanche dénonçait à la police un autre homme noir après que celui-ci lui a demandé de mettre son chien en laisse. Devant un refus de se plier aux règlements, l’ornithologue et habitué de Central Park, Christian Cooper, s’est alors mis à filmer le chien et sa maîtresse à l’aide de son téléphone. « J’appelle la police pour dire que ma vie est actuellement menacée par un Afro-Américain ! », crie aussitôt Amy Cooper (aucune relation avec le supposé agresseur), devenant de plus en plus agitée au fur et à mesure qu’elle s’entretient avec le 911.
Heureusement, l’histoire se termine beaucoup mieux pour Christian Cooper que pour George Floyd. Il n’y aura pas d’arrestation musclée dans son cas et son accusatrice se verra même obligée de s’excuser après que l’altercation a fait le tour des réseaux sociaux et qu’elle ait été congédiée par son employeur.
Cette querelle peut paraître banale en comparaison à la mort tragique d’un homme. Elle ne l’est pas. Cette fausse accusation d’Amy Cooper est l’alpha, et l’exécution publique de George Floyd, l’oméga d’un même système raciste. Aux États-Unis, c’est au nom de la protection des femmes blanches que les lois ségrégationnistes se sont érigées. « Après la guerre civile, à la suite de l’abolition de l’esclavage, les politiciens blancs ont utilisé la peur du viol de femmes blanches par des Noirs comme moyen de codifier la terreur raciale […] Le carnage devint de la chevalerie », écrit le chroniqueur du New York Times Charles E. Blow.
Des exemples de l’instrumentalisation de la vertu des femmes pour intimider la communauté noire abondent aux États-Unis, dont l’histoire de George Stinney Jr, condamné en 1944 à la chaise électrique après avoir été faussement accusé du viol de deux jeunes blanches. Son procès dura quelques heures seulement et le jury, entièrement composé d’hommes blancs, délibéra pendant à peine 10 minutes avant de le reconnaître coupable. George Stinney avait seulement 14 ans au moment de son exécution. Des images du film qui raconte cette histoire circulent sur les réseaux sociaux actuellement. Et pour cause. Le système de terreur qui tient les Afro-Américains en laisse est une vieille histoire.
Cette histoire, bien qu’exacerbée et particulièrement criante chez nos voisins, n’est pas exclusive aux États-Unis, faut-il le rappeler. Le racisme consiste à voir ceux qui ne nous ressemblent pas comme étant étrangers à soi, une distorsion répandue. « Quand vous voyez les gens différemment, vous les traitez différemment », dit l’ex-policière noire et représentante démocrate, Val Demings. À noter d’ailleurs que les manifestants anti-confinement, majoritairement blancs et parfois armés jusqu’aux dents, n’ont pas du tout été incommodés lors des dernières semaines. On n’a pas cherché à contenir leur mécontentement et le président américain s’est bien gardé de les traiter de « voyous ». Alors que les manifestants antiracistes, eux, sont attendus de pied ferme, police antiémeute, gaz lacrymogènes et couvre-feux à l’appui. Et bientôt, l’armée ?
Craignant le pire, tous les regards se tournent maintenant vers les États-Unis. Maître de la division, jouant un Néron obnubilé par le feu à sa porte, Trump semble prêt à souffler sur les flammes pour assurer sa réélection. Faudra-t-il arrêter de compter les morts causées par la pandémie pour mieux compter ceux de cette nouvelle conflagration ?
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