François Legault persiste et signe. Le premier ministre veut agir « rapidement » contre le racisme, mais sans pour autant utiliser le mot « systémique ». Oui, « il y a du racisme au Québec », mais « la grande majorité des Québécois ne sont pas racistes », dit-il. Bien qu’il énumère lui-même tous les secteurs où le racisme est susceptible de créer des problèmes — « la sécurité publique, l’école, le logement, les lieux de travail » —, pas question pour M. Legault de montrer un quelconque « système » du doigt. Pas question de culpabiliser les Québécois. Le poison ne serait pas sociétal, mais bien le fait de quelques tristes individus. Les fameuses « pommes pourries ». Faudrait-il s’en prendre au verger pour autant ?
La contorsion intellectuelle à laquelle s’astreint le chef du gouvernement est d’autant plus curieuse qu’elle arrive au moment où, un peu partout dans le monde, on reconnaît enfin l’ampleur de la discrimination raciale. Le premier ministre Justin Trudeau, la mairesse Valérie Plante, le chef de police du SPVM, Sylvain Caron, et jusqu’au dictionnaire Merriam-Webster reconnaissent tous désormais le caractère systémique du racisme. La mort de George Floyd a eu l’effet de remettre les pendules à l’heure.
De la même façon que l’affaire Harvey Weinstein est venue tout à coup souligner l’ampleur du phénomène des agressions sexuelles, le faisant passer d’une série d’anecdotes à un drame social d’envergure pour les femmes, la lente agonie d’un homme noir aux mains d’un policier blanc a finalement révélé l’affaire pour ce qu’elle était : un abus de pouvoir qui se répète ad nauseam plutôt qu’une simple bavure policière. Aux États-Unis, on interpelle, on arrête, on bat, on incarcère et, finalement, on tue les Noirs de façon éhontée. C’est un fait bien documenté. On peut en dire autant des Autochtones dans ce pays. Au cours des trois derniers mois, huit Autochtones ont été tués par la police canadienne. Ce n’est pas un simple hasard.
Bien sûr, on peut regarder chacun de ces événements par le petit bout de la lorgnette, en s’attardant simplement à ce qui saute aux yeux : homme apparemment saoul, ou soupçonné de méfait, dans un quartier mal famé, tard le soir. C’est la théorie de la pomme pourrie où, en s’en tenant mordicus au cas par cas, on voit bien que la victime s’est elle-même mis les pieds dans les plats. On veut bien admettre du bout des lèvres qu’il y a eu excès de zèle, mais pas sans soupçonner la victime d’être un peu responsable de ce qui lui arrive. George Floyd, aux yeux des policiers, était un homme avec un casier judiciaire, un chômeur soupçonné d’avoir payé des cigarettes avec un faux billet de 20 $. Il s’agit seulement d’une toute petite partie de l’histoire de cet homme — qui d’ailleurs s’était remis en selle avant que la pandémie lui vole son emploi — mais, jusqu’à récemment, c’était la seule partie qui intéressait.
La théorie de la pomme pourrie a longtemps servi à interpréter le viol. Jusqu’à la publication de l’essai coup-de-poing Against Our Will : Men, Women and Rape (1975), de la journaliste américaine Susan Brownmiller, le viol était perçu comme un désir masculin détraqué, hors de contrôle. Un crime passionnel de la part d’un inconnu, provoqué très souvent par une femme un peu trop aventurière. Comme le Petit Chaperon rouge face au gros méchant loup, les femmes étaient tenues en partie pour responsables de ce qui leur arrivait — de la même manière qu’on tient les Noirs et les Autochtones pour responsables aujourd’hui de leur détention judiciaire. Une façon pour les hommes de se déculpabiliser face au viol et pour les Blancs de se déculpabiliser face à l’arrestation à répétition des personnes racisées.
Considéré comme « un des 100 livres les plus influents du XXe siècle », Against Our Will a transformé notre conception du viol. Dans la décennie qui a suivi sa parution, les lois ont changé, rayant le mot viol en faveur d’agression sexuelle afin de définir le crime non plus comme un soudain et imprévisible dérapage sexuel, mais plutôt comme un acte de violence. On considère désormais l’agression sexuelle comme un acte d’intimidation qui a pour effet de provoquer la crainte chez toutes les femmes. C’est un geste qui a de profondes implications collectives, en d’autres mots. Cette menace est en partie responsable de la manière avec laquelle les femmes se comportent et se voient elles-mêmes. Il a fallu attendre le mouvement de protestation #MeToo, déclenché par l’affaire Weinstein en octobre 2017, pour comprendre à quel point l’agression sexuelle est en réalité un problème politique, pas juste une mauvaise passe individuelle.
Tout ça pour dire que c’est cette dimension politique que le premier ministre Legault refuse de voir en niant l’existence du racisme systémique. En s’attaquant uniquement à la pointe de l’iceberg, il passe littéralement à côté du problème. Avec une attitude qui cherche d’abord à déculpabiliser son électorat, plutôt qu’à s’attaquer aux racines du mal, comment ose-t-il prétendre pouvoir venir à bout du racisme au Québec?
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