Encore une fois, la chanson est venue nous sauver. Alors que le climat est tendu, le citoyen, de mauvaise humeur et le politicien, fatigué… le spectacle de la Saint-Jean est venu nous rappeler qu’à défaut de croire en quelque chose, en cette année de fin du monde, on croit au moins en ceci : la possibilité de s’élever au-dessus de la mêlée un instant, de se donner tout entier au plaisir des mots et des sons qui requinquent et réconfortent à la fois. À défaut de véritable communion, cette 43e Fête nationale a réussi l’exploit de bâtir un pont entre l’isolement des uns et des autres et l’immensité du territoire, rappelant, à l’instar de Fred Pellerin, ce « commencement du monde », la périlleuse aventure en cette vaste terre à ses débuts, faisant une boucle entre les solitudes d’hier et celles, non moins profondes, d’aujourd’hui.
Un baume, c’est sûr. Mais qu’en restera-t-il demain ? Malgré l’appel à l’unité — « Tout le Québec à l’unisson », clame le slogan de l’heure —, le coude à coude des Québécois demeure une vue de l’esprit. On a beau avoir tourné le dos à 40 ans de guerres intestines entre Québec et Ottawa, le gouvernement Legault a beau péter des scores de popularité, « tout le Québec » ne regarde pas dans la même direction pour autant. Tout le monde, au contraire, et le spectacle en témoignait, est conscient de se tenir sur la pointe des pieds au bord d’une falaise. L’équilibre est précaire. On retient son souffle en attendant la suite.
En plus de susciter de petites guerres de trottoir, des débats houleux autour du port du masque, de la tension chez les restaurateurs et de la déprime chez les artistes, la crise sanitaire a également souligné une vieille fracture qui va aujourd’hui s’amplifiant, une espèce de guerre des Rose entre deux camps ennemis : les positivistes d’une part, adeptes du bon vieux Québec de chez nous ; et les négativistes de l’autre, chantres du Québec à transformer au plus sacrant. Ceux qui croient que ce pays, parti de loin, est aujourd’hui un endroit exceptionnel contre ceux qui croient que nous dormons au gaz.
Remplaçant la vieille polarisation fédéraliste/souverainiste, celle-ci s’articule davantage sur un axe gauche/droite — les « jamais contents » étant davantage à gauche et les « ça va bien aller » davantage à droite. Dans la catégorie des optimistes, on trouve aussi plus d’hommes, plus d’entrepreneurs et de gestionnaires, alors qu’on trouve plus de femmes, d’artistes et de journalistes, tous naturellement plus pessimistes, dans la deuxième. Mais il n’y a pas de catégorie étanche ici. La fracture qui divise aujourd’hui le Québec est plus complexe qu’une simple polarisation gauche/droite ou encore fédéraliste/souverainiste. C’est d’abord une question de valeurs, pas d’option politique, ce qui rend les discussions — comme en témoigne éloquemment le débat sur les réseaux sociaux — d’autant plus explosives.
Le débat sur les signes religieux et, plus récemment, celui sur le racisme (systémique ou pas, selon votre affiliation) ont également illustré cette confusion dans laquelle on s’enfonce.
Comment se fait-il qu’on puisse regarder la même situation et voir deux choses complètement différentes ? Une réussite pour les uns, un échec pour les autres. Bien sûr, il y a un jeu de bascule ici : plus la gauche critique, plus la droite encense. Et vice versa. Mais cette propension à passer l’éponge, à ne pas vouloir faire « le procès des Québécois », est devenue très… québécoise. C’est une caractéristique de plus en plus répandue. D’où vient-elle ?
La Révolution tranquille a créé un avant et un après dans l’histoire du Québec. Le fait d’être passés rapidement de la Grande Noirceur à un tout nouveau monde nous a donné, pour la première fois de notre histoire, un sentiment de puissance. En l’espace d’une quinzaine d’années, le Québec est passé d’un des endroits où l’on faisait le plus d’enfants au monde à un des endroits où l’on en faisait le moins, sans parler de la sécularisation des institutions, de la mise en valeur de l’éducation, de la reprise en main de l’économie, etc. On s’est donné les moyens de devenir bien autre chose. C’est un exploit indubitable qui, à mon avis, a non seulement contribué à ce sentiment de réussite, mais aussi à celui d’être au-dessus de la coche. Nous avons fait brillamment nos preuves, l’histoire est là pour en témoigner.
Cette conviction d’avoir fait le grand ménage, d’avoir mis les problèmes résolument derrière nous, ne serait-elle pas aussi un peu responsable de l’incurie qu’on découvre aujourd’hui dans nos établissements de santé ? Après tout, il aura fallu 5000 morts pour nous alerter de la grossière négligence qui sévit dans les CHSLD, sans parler du dysfonctionnement dans l’ensemble du réseau. Comment se fait-il qu’on n’ait pas vu ça avant ? Une certaine tendance à s’asseoir sur nos lauriers y serait-elle pour quelque chose ?
En ce lendemain de veille, souhaitons-nous, oui, de la résilience et de la solidarité, mais peut-être surtout l’humilité de nous remettre en question.