Vues de plus en plus comme les véritables héroïnes de cette saga sanitaire, les préposées aux bénéficiaires, et autres employées particulièrement mal payées du système de santé, n’auront jamais tant fait parler d’elles. Maintenant que nous comprenons un peu mieux la nature essentielle de leur travail — qui d’autre s’occupe en priorité de la dignité humaine ? —, on ne sait plus quoi faire pour les remercier. Tenez, la Banque CIBC, en partenariat avec le Globe and Mail, annonçait en pleine page, samedi dernier, Holidays for Heroes, des points vacances offerts à des préposées en centres d’hébergement.
Il y a une raison qui explique qu’il a fallu près d’un demi-siècle avant de comprendre l’importance de ce travail largement invisible et très majoritairement féminin (plus de 80 %). Les « petites mains », pour reprendre la belle expression de Jean-François Nadeau, celles qu’on appelait jadis les garde-malades et les maîtresses d’école, ce travail typiquement féminin et tout aussi typiquement dévalorisé, sont une transposition dans l’espace public de ce qui s’est longtemps passé dans l’espace privé. Loin des regards, comme les préposées aujourd’hui dans les CHSLD, les « gardiennes du foyer » s’occupaient, elles aussi, du menu fretin, de ce qui est perçu comme secondaire et de moindre importance : le travail de maison, avec tout ce qui en découle.
De la même façon que les infirmières, les auxiliaires à domicile et les préposées aux bénéficiaires sont les strates géologiques sur lesquelles repose le système de santé tout entier, les femmes au foyer ont longtemps été (et dans bien des cas le sont encore) les roues invisibles qui permettent au système économique de tourner. En entretenant physiquement, émotionnellement et, surtout, gratuitement « la force du travail », comme dirait Marx, les ménagères ont, bien malgré elles, ouvert la porte à cette idée (tenace) voulant que les femmes soient par nature des aidantes et des accompagnatrices, en plus d’être pétries du « don de soi ».
Les congrégations religieuses, dont parlait dans ces pages le philosophe Jacques Dufresne, ont été les premières à transposer ce modèle dans l’espace public. Soignantes et éducatrices « dans l’âme » elles aussi, les sœurs travaillaient également gratuitement — par amour pour Dieu, plutôt que par amour pour le mari et les enfants. Puis arriva la Révolution tranquille main dans la main avec le mouvement de libération des femmes et, soudainement, les vieux modèles éclatèrent pour laisser place au nouveau.
Môman travaille pas, a trop d’ouvrage, le titre évocateur d’une pièce du Théâtre des cuisines (1975), était maintenant chose du passé. Les femmes pouvaient se réaliser, en théorie, dans le travail rémunéré de leur choix. Ce qui n’a pas empêché bon nombre d’entre elles de se diriger vers des emplois typiquement féminins (garde-malades et maîtresses d’école), question de prendre la marche la plus immédiatement accessible. Depuis, la multiplication des femmes sur le marché du travail et les exploits de certaines d’entre elles — les femmes chefs d’État s’en tireraient apparemment mieux en ces temps de pandémie — occultent le fait que le patriarcat n’est pas tout à fait mort, et que n’est pas disparue l’image qu’on se fait des femmes.
La pandémie est justement en train de défaire des décennies de progrès féministes, rapportent les médias. En retournant massivement les femmes à la maison, celles-ci se voient obligées, souvent, de jouer les fées du logis. Chassez des siècles de conditionnement… et il revient au galop. « Une fois que le confinement sera levé et que le virus aura battu en retraite, il n’est pas dit qu’une part de ces tâches qui se faisaient préalablement à l’extérieur du domicile ne resteront pas dans le giron familial, ce qui risque d’affecter davantage les femmes », dit un article du Guardian. Sans oublier que plus de femmes, déjà plus touchées par le chômage que les hommes, sont affectées par les conséquences sociales de la pandémie.
Alors, résumons. Depuis toujours, « l’économie formelle n’est possible que parce qu’elle est largement subventionnée par le travail qu’accomplissent les femmes gratuitement », selon Nahla Valji, conseillère spéciale de l’ONU. De plus, les femmes jouent aujourd’hui un rôle essentiel sur le marché du travail. Comme dit l’ancienne ministre française de la Justice Christiane Taubira dans Le Monde : « Infirmières, aides-soignantes, caissières, enseignantes, aides à la personne, personnel de nettoyage : c’est une bande de femmes qui fait tenir la société ! » Et tout ce que le gouvernement Legault pense faire, face à ce bilan éloquent, c’est offrir quelques primes aux préposés tout en hésitant à régulariser le statut de plusieurs « anges gardiennes » ? Ne voit-il donc pas la roue inexorable de l’Histoire qui tourne, poussant de plus en plus de femmes, écœurées d’y laisser leur peau, à abandonner un travail pourtant qualifié aujourd’hui « d’essentiel » ?
L’heure n’est plus aux simples remerciements ; l’heure est au reclassement. Traitons les travailleuses de la santé, comme celles en éducation, à la hauteur des services qu’elles nous rendent.
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