Si on vous avait annoncé, au début du mois dernier, qu’il serait bientôt impossible de travailler normalement, de voyager, de marcher, de se saluer, de se divertir et même d’aimer normalement, vous l’auriez cru ? On vous aurait dit : les frontières seront fermées, le commerce international sera interrompu, un tiers de la population mondiale se retrouvera confinée à domicile et plus d’un million de personnes seront atteintes d’un virus largement inconnu. Inimaginable, non ?
On remercie donc le gouvernement du Québec d’avoir (enfin) dévoilé certaines prévisions épidémiologiques. Tout ce qui peut nous aider à nous acclimater à cette vie de laboratoire est le bienvenu. Les êtres humains vivent mal sous une cloche de verre, comme on a pu le constater le week-end dernier quand un homme a foncé en voiture sur un gardien de sécurité qui lui avait demandé de respecter la distanciation sociale. Une exception, on veut bien le croire, qui ne change rien à la solidarité dont font preuve la majorité des Québécois. Mais bon, le stress commence à se faire sentir. Derrière chaque image de rue vide, de commerce fermé, de personne seule debout à la fenêtre, la détresse psychologique guette aussi.
À défaut de pouvoir bouger, de pouvoir reprendre la vie normale — qui ne sera jamais plus tout à fait normale, nous avertissait cette semaine le Dr Horacio Arruda —, il faut au moins pouvoir imaginer vers quoi on se dirige. Alors, imaginons, puisqu’on n’a rien d’autre à faire. Par-delà l’aplanissement de la fameuse courbe — prévu maintenant après le sommet du 18 avril —, deux grandes tendances politiques se dessinent à l’horizon, l’une plus sombre (pessimiste), l’autre plus gaie (optimiste).
L’historien israélien bien connu Yuval Noah Harari écrivait récemment que les « décisions que [nous] prendrons au cours des prochaines semaines influenceront le monde dans lequel nous vivrons pour des années à venir ». Derrière les nouvelles pratiques que nous expérimentons — le télétravail, les mesures d’hygiène obligatoires, les contraventions aux récalcitrants — se dessinent deux façons de concevoir le monde assez opposées. Celle d’un autoritarisme croissant et celle d’une participation citoyenne améliorée. Celle du repli sur soi et celle d’une ouverture sur le monde.
À en juger par les sondages, les Québécois sont extraordinairement fiers de leurs dirigeants. À juste titre. Le gouvernement Legault a bien mené sa barque, traçant chaque jour de nouvelles lignes dans le sable tout en mobilisant les troupes. Sa tendance à garder l’information pour lui, à traiter ses électeurs un petit peu comme des enfants, a fini par céder devant l’appel à plus de transparence. Et c’est tant mieux. Il était important de partager l’information avec le public (même si ça rend le Dr Arruda un brin nerveux) parce que la ligne entre le processus démocratique et l’abus de pouvoir est mince à l’heure actuelle.
Dans des moments de grande crise, nous faisons volontiers des concessions qui, en temps normal, nous feraient hurler. Les policiers ont le pouvoir actuellement d’arrêter quiconque suit l’instinct parfaitement humain de se coller aux autres. On comprend, bien sûr, et on veut nous aussi « faire confiance aux policiers ». Mais la pente est suprêmement savonneuse. Imaginons qu’un policier décide, comme à Wuhan en janvier dernier, de souder la porte d’un porteur de virus qui refuse de rester chez lui. Combien seraient d’accord ?
La surveillance électronique — précisément ce qui a permis à Google de proclamer le Québec le champion de la distanciation en Amérique du Nord — est un autre pensez-y bien. Il est évident que le suivi cybernétique est un outil dont on ne saurait se passer lors d’une pandémie. Mais pas sans avoir préalablement réfléchi aux limites d’un tel exercice, à la ligne que nous ne voudrions, sous aucun prétexte, franchir. Or, cette réflexion est à peine entamée, l’insouciance collective étant toujours l’attitude de prédilection face à l’invasion de la vie privée pratiquée par les géants du Web.
Le repli sur soi, maintenant. La pandémie a renforcé les frontières et redonné du lustre à l’interventionnisme étatique. Ce regain de nationalisme a certainement du bon. Encourager l’achat local (le Panier bleu) est une excellente initiative, tout comme l’est une plus grande autonomie dans le secteur alimentaire et dans le champ de la fabrication d’équipement médical. Il était temps qu’on repense la mondialisation à tous crins qui sévit depuis les années 1980. Mais la pandémie a aussi renforcé l’autocratie : Viktor Orbàn en Hongrie, Rodrigo Duterte aux Philippines et Donald Trump se sont récemment arrogé des pouvoirs inquiétants. On peut se demander également si cette réaffirmation nationaliste ne fait pas obstruction à une nécessaire concertation mondiale face à la crise. Où est la coopération internationale alors qu’on en a le plus besoin ?
La crise qui nous colle à la peau offre à la fois un piège et une occasion. Saura-t-on éviter le pire tout en fabriquant du neuf ?
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