La personne à la réception affichait un drôle d’air, vendredi dernier, un air déconfit. Elle n’était pas assise à l’endroit habituel, d’abord, mais se tenait debout loin derrière le comptoir qu’elle gère d’ordinaire d’une main de maître, tous les matins de la semaine, dans un Y de Montréal. Serviette pour Monsieur, instructions pour Madame… C’était avant l’annonce de la fermeture des écoles qui allait partir le bal des exhortations au « changement de comportement ». Les étagères des épiceries avaient beau avoir été saccagées la veille, l’insouciance était encore permise. Mais pas pour longtemps.
Pour moi, la vie au temps de la pandémie débuta précisément à 6 h 55 vendredi dernier, en croisant le regard inquiet de Liliane, appelons-la ainsi, qui me télégraphiait qu’elle aurait préféré ne pas me voir là. Ma vie d’automate, de personne habituée à poser certains gestes sans trop réfléchir, venait de frapper un mur. Soudainement, il y avait deux réalités : la mienne et celle de tous les autres, les bonnes gens de la métropole, nez à nez, se dévisageant sous un soleil de plomb comme Lucky Luke et les frères Dalton.
Le Québec possède, dit-on, une grande capacité à « se serrer les coudes », pour reprendre une expression souvent répétée par François Legault ces temps-ci. La notion d’être dans le même bateau, c’est vrai, ne nous est pas étrangère ; la survie résonne ici plus qu’ailleurs. Mais on voit bien maintenant que cette angoisse-là se mesure difficilement à celle qui nous étreint aujourd’hui. « L’urgence sanitaire » est autrement plus immédiate. À moins d’avoir vécu la guerre, nous n’avons pas, personne, l’habitude d’avoir une seule et urgente préoccupation. Tenez, sur Facebook, il y a quelques jours, un membre de La Meute et un autre du groupe Militants de gauche affichaient, exceptionnellement, la même nouvelle en même temps : le point de presse du premier ministre Legault devenu, depuis, un point d’ancrage quotidien. Un exercice dont le PM, flanqué de ses deux anges gardiens, s’acquitte avec brio, faut-il le préciser.
Le fait de devoir vivre à côté de ses pompes, si on peut dire, d’être forcé de réfléchir abstraitement (au bien commun) plutôt que concrètement (à ses propres besoins), collectivement plutôt qu’individuellement, ce que ni la situation du français en Amérique ni la crise environnementale n’ont réussi à nous faire faire (vraiment) jusqu’à maintenant, c’est ce qui est, pour moi, le plus fascinant dans toute cette histoire. La solidarité revêt un tout nouveau sens quand elle ne concerne pas uniquement les gens qui partagent les mêmes valeurs mais s’étend soudainement au visage difforme de la société avec un grand S. Qui eût cru qu’en cette année de grâce 2020 nous serions appelés, partout sur la planète, à aimer notre prochain ?
En ces temps de grande bascule, on est forcés également de contempler le caractère national des uns et des autres. On constate, par exemple, que les Sud-Coréens, les Taiwanais et les Hongkongais sont de loin les plus efficaces. Les Français, les plus indisciplinés (« En France, si vous dites aux gens de rester chez eux, ils vont au bar pour célébrer », dit un coronavirus.html?" target="_self" type="[object Object]">barman parisien). Les Britanniques, les plus flegmatiques. Les Italiens, chantant en chœur sur leurs balcons pour se désennuyer, les plus adorablement démonstratifs. Dans cette course effrénée pour « aplatir la courbe », pour réduire le nombre de malades à court terme, le Québec, lui, reconnu pour sa cohésion sociale, gagnera-t-il la palme de la solidarité canadienne ? Les paris sont ouverts.
Une chose est sûre : la vie ne sera plus la même. On ne bouleverse pas les normes et les habitudes, sans parler de l’inconscient collectif, sans laisser des traces. On l’a vu après chaque grand conflit où des mesures d’exception sont ensuite devenues la règle. Pensons aux femmes dans les usines en 1939. Si on avait annoncé alors qu’une telle mesure signalerait le début d’une révolution, d’une restructuration sociale majeure, personne ne l’aurait cru. De la même manière, c’est le besoin de partager le travail durant la Grande Dépression de 1929 qui a mis fin à la semaine de six jours et la crise financière de 2008 qui a valorisé le temps partiel.
Que signifiera cette nouvelle ère de pandémie pour l’organisation du travail, pour la bise et les poignées de main, les habitudes sanitaires, les systèmes de santé et d’éducation ? Il semble évident que beaucoup des mesures préconisées aujourd’hui — le télétravail, les cours en ligne, les visites culturelles sur le Web, les becs de coude — sont là pour de bon. Mais jusqu’où ces mesures d’isolement nous changeront-elles comme société et comme êtres humains ? Jusqu’où cette nouvelle et nécessaire conscience citoyenne nous rendra-t-elle un peu plus seuls, un peu plus éloignés les uns des autres et, ultimement, un peu moins capables de nous solidariser entre nous ?
L’être humain tient généralement pour acquis que demain sera semblable à aujourd’hui. Jusqu’au jour où ça ne l’est plus.
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