J’écris ces lignes dans la tourmente du « Super Mardi », le jour le plus chargé des primaires américaines, au moment où le dénommé Karl Marx du Vermont, Bernie Sanders, se bat corps et âme contre deux autres « vieux hommes blancs », Joe Biden et Michael Bloomberg. Comme par hasard, les deux seules femmes toujours dans la course ne pèsent pas lourd dans la balance. Tulsi Gabbard, qui n’a pas été vue depuis des mois, existe sur papier seulement. L’irrépressible Elizabeth Warren, elle, malgré sa fougue et ses « solutions » à tout ce qui ronge l’Amérique, n’a guère de chances de gagner.
Comment une course qui s’annonçait au départ étonnamment diversifiée, tant par le sexe que par la couleur de la peau, se retrouve-t-elle monopolisée par trois hommes blancs vieillissants ? Les préjugés envers les femmes y sont pour quelque chose, bien sûr, sans parler du pouvoir de l’argent qui a permis à l’ex-maire de New York de se frayer une place. Mais il y a aussi une bonne raison pour cette domination masculine : Bernie Sanders lui-même.
Celui qui se décrit volontiers comme un « grumpy old guy » se retrouve aujourd’hui, à peine remis d’une crise cardiaque, l’homme à battre. Qui l’eût cru ? Plus que tout autre des 26 candidats en lice initialement, c’est celui qui en appelle à la « révolution » qui, curieusement, a établi les termes de la présente course à l’investiture démocrate. C’est la peur de voir le parti pencher trop à gauche qui explique d’ailleurs l’ascendant de dernière heure des deux autres candidats « gériatriques » : l’homme de main de l’establishment politique, Joe Biden, et celui de l’establishment financier, Michael Bloomberg. Sans surprise, l’un et l’autre se sentent investis de la mission de ramener le Parti démocrate sur le droit chemin — bien que les heures soient vraisemblablement comptées pour le candidat de l’argent, tellement la manoeuvre est grossière et M. Bloomberg, anticharismatique.
Mais revenons à « Bernie », qu’on a souvent comparé au « Donald » pour expliquer son improbable succès dans l’arène politique. Voici deux hommes qui marchent au rythme de « leur propre tambour », deux loners qui sont restés longtemps en marge des partis politiques, sans parler du fait que chacun a réussi à mettre le doigt sur la désaffection de certaines catégories de l’électorat. Un exploit auquel aucun de leurs rivaux politiques ne peut prétendre. Selon le chroniqueur du New York Times David Brooks, les candidats présidentiels qui réussissent « font plus que simplement raconter des histoires. Ils racontent une histoire qui aide les gens à faire du sens dans leur vie, une histoire repue de héros et de méchants ». Trump et Sanders sont tous deux dans cette catégorie de « faiseurs de mythes », ce qui expliquerait la domination de Bernie Sanders à l’heure actuelle.
L’analogie entre l’actuel président et le sénateur du Vermont a ses limites, par contre. Si Trump a renforci le mythe des « élites côtières qui ont détruit nos valeurs et notre économie », ce n’est pas par souci pour les déshérités du système mais uniquement par souci pour lui-même. Comme le démontre le grand guignol de la Maison-Blanche depuis trois ans, c’est un homme qui n’a aucune préoccupation des autres, encore moins des institutions démocratiques. Bernie Sanders, lui, malgré ses airs de vieux prophète égaré dans le désert, est un tout autre homme. Il veut réellement sortir la « classe ouvrière » de la marginalisation politique et de la misère. Ça fait 40 ans qu’il en parle, après tout. Une partie de son succès tient au fait qu’il ne dit pas, comme tant d’autres, ce que les gens veulent entendre. Sanders répète ad nauseam ce qu’il croit important : le pays le plus puissant du monde avantage les riches au détriment des pauvres, des minorités et des défavorisés.
Lors de cette campagne, Bernie a même décidé de pousser la note encore plus loin. Il ne se contente plus de parler, le doigt en l’air, de « l’oligarchie américaine ». Il sillonne le pays à la rencontre des gens pour les inviter, eux, à dire ce qui cloche dans leur vie. « Je peux donner le meilleur discours du monde, dit le principal intéressé, mais il n’aura jamais l’impact de l’expérience vécue par l’Américain ordinaire. »
Il faut lire à cet effet le reportage de Buzzfeed qui, ayant suivi Sanders pendant des mois, démontre comment cette campagne est « sans précédent ». Non seulement Sanders multiplie-t-il les rencontres, qu’il se fait un devoir de filmer et ensuite de relayer sur YouTube, « il tente de changer la façon dont les gens interagissent avec les obstacles, c’est-à-dire dans le silence et la honte ». « Allez, n’ayez pas peur et parlez fort. Il y en a des milliers comme vous », répète-t-il inlassablement.
L’homme réputé pour ses sautes d’humeur et son caractère solitaire s’est donné pour mission de « faire en sorte que les gens se sentent moins seuls ». Décidément, la campagne de Bernie Sanders a une profondeur qu’aucun autre, même la formidable Elizabeth Warren, n’a. Il mérite amplement de se retrouver au-devant du peloton.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire