Le Québec tient bon. On serre les dents, on enfile ses gants fourrés contre le vent fourbe de mars et on marche. Avec son chien, son homme (derrière) ou en solo, on marche comme si sa vie en dépendait. Les trottoirs craquent actuellement sous le poids d’un tas de gens qui déambulent sans avoir nulle part où aller. C’est déconcertant, mais on garde le moral. On a besoin de croire qu’on est fait fort. On ne sait pas du tout où tout ça va nous mener, où on s’en va, on pense d’ailleurs (en marchant) à encaisser un REER, à louer une chambre, à boire de la bière plutôt que du vin, à manger local. C’est un combat de chaque instant, épuisant par moments, angoissant toujours, mais, à force de piler dessus, on va bien finir par l’aplatir, cette maudite courbe.
Les récalcitrants nous donnent du fil à retordre, c’est vrai. Mon voisin, par exemple. J’ai fini par l’engueuler à force de le voir, 88 ans et toutes ses dents, étonnamment autonome pour son âge, continuer comme si de rien n’était. Un homme qui pourtant passe son temps à rendre service. Un homme généreux. On parle beaucoup des égoïstes qui se foutent des consignes actuellement — il y en a, bien sûr — mais ce n’est pas si simple. En tout cas, en ce qui concerne le voisin. Je n’avais encore jamais compris combien une visite chez le barbier ou au resto pouvait être vue comme un « service essentiel ». Combien il ne faut pas grand-chose pour donner un peu d’épaisseur à une vie, surtout lorsqu’elle s’amenuise.
Et puis, il faut avoir l’esprit drôlement mathématique ces temps-ci, ce qui n’est ni le cas de mon voisin ni le mien. Il faut comprendre ce que c’est que la croissance « exponentielle » pour bien saisir le péril qui ronge la planète. La notion date d’une parabole musulmane du XIIIe siècle concernant l’inventeur du jeu d’échecs. Au sultan de la fable qui veut se procurer le jeu, l’inventeur répond qu’il veut être payé en blé. Il suggère qu’un grain de blé soit mis sur le premier carré de l’échiquier, deux grains sur le carré suivant, doublant les grains à chaque carré. Quelle ne fut pas la surprise du sultan en découvrant qu’il devait au total 18 446 744 073 709 551 615 grains ! Étourdissons-nous encore davantage. Si vous preniez seulement 30 pas en sortant de chez vous, doublant chaque fois la largeur du pas, quelle distance parcourriez-vous ? Réponse : coronavirus-exponential-growth?utm_term=RWRpdG9yaWFsX0Jlc3RPZkd1YXJkaWFuT3BpbmlvblVTLTIwMDMyMA%253D%253D&utm_source=esp&utm_medium=Email&utm_campaign=BestOfGuardianOpinionUS&CMP=opinionus_email" target="_blank" type="[object Object]">26 fois le tour de la Terre.
C’est pour dire combien une toute petite chose peut rapidement devenir monstrueuse. C’est ce qu’on tente jour après jour de nous faire comprendre et en insistant sur les raisons pour lesquelles il faut s’astreindre à aplatir la courbe d’infection au plus vite. Mais aplatir la courbe veut également dire l’allonger. Il n’y a aucune façon de s’en sortir indemne. En d’autres mots, on peut seulement minimiser l’infection des plus vulnérables, le débordement des hôpitaux, la pénurie des ressources sanitaires et les morts qui s’ensuivront. La contagion est plus intense mais plus courte ou alors, plus bénigne mais plus longue. Choisissez votre poison.
Maintenant que le supplice de la goutte, mis au point par le gouvernement Legault, est au maximum, les mesures restrictives pouvant difficilement être renforcées, l’anxiété se tourne de plus en plus vers l’économie. Tout le Québec est « en pause » pour les trois prochaines semaines, mais qu’adviendrait-il d’un Québec en suspens pour trois, cinq ou dix mois ? Se peut-il que nous nous dirigions vers un désastre plus exponentiellement désastreux encore ? « Un effondrement économique complet — qui pourrait se produire si les gouvernements sont incapables de faire rouler l’économie à notre place — rendrait la reprise post-virus énormément plus onéreuse, écrit Doug Saunders dans le Globe and Mail. Ce qui, en soi, déclencherait toute une autre série de crises. »
Il n’y a pas que les capitalistes sans cœur qui se posent désormais la question d’une dévastation économique totale et sans précédent. Selon le prix Nobel d’économie 2018 Paul Romer et son collègue, Allan M. Garber, il nous faut une stratégie qui, tout en ciblant la propagation de la COVID-19, permette à la majorité des gens de reprendre leurs activités quotidiennes. Leur proposition ? Investir massivement dans le dépistage du virus et dans la fabrication d’équipements sanitaires. L’idée est d’en faire l’équivalent des usines de fabrication d’obus durant la guerre, sinon, on risque de « tuer l’économie ».
Et s’il y avait là un début de solution ? Pour la pandémie autant que pour l’économie. Un dépistage beaucoup plus étendu — pas seulement limité aux gens qui reviennent de voyage, sont atteints ou ont été en contact avec le virus, comme c’est le cas actuellement au Québec et ailleurs — pourrait limiter le taux de mortalité, on l’a vu d’ailleurs en Corée du Sud, mieux protéger le personnel soignant et tous ceux et celles appelés au « front ». Sans parler de baisser l’angoisse ambiante de beaucoup.
C’est beau la marche, la discipline et la solidarité. Mais la lueur au bout du tunnel, elle est où ?