On ne peut condamner Gabriel Matzneff, l’écrivain français accusé de pédophilie, sans condamner l’époque qui a glorifié sa sexualité pédophile. C’est ce que disait essentiellement mon collègue Christian Rioux dans sa dernière chronique. Comment comprendre la curiosité amusée qui a accueilli la séduction de « lycéennes » sans comprendre la permissivité qui régnait à l’époque ? La fameuse « interdiction d’interdire » est parfois allée trop loin, c’est vrai, et il fallait le préciser. Mais de là à voir les années 1960-1970 comme un simple dérapage ou, comme le dit un certain chroniqueur du Journal de Montréal, « l’une des périodes les plus stupides de l’histoire moderne », il y a un pas à ne pas franchir.
Disons, d’abord, que la France était un lieu propice pour une affaire Matzneff. La provocation, l’idée de préconiser ce qui est contraire aux convenances, le plaisir de choquer, est une tradition intellectuelle française de longue date. Le philosophe Alain Finkielkraut n’a pas laissé sa place en déclarant à la télévision récemment : « Je dis aux hommes : "Violez les femmes !" D’ailleurs, je viole la mienne tous les soirs et elle en a marre ».
Deuxio, certains Français adorent choquer sexuellement par-dessus tout. Outre M. Finkelkraut, le Marquis de Sade (1740-1814), Pauline Réage (Histoire d’O, 1954), Virginie Despentes (Baise-Moi, 1995), Catherine Millet (La vie sexuelle de Catherine M., 2002), et jusqu’à Catherine Deneuve qui a tenu, à la suite de dénonciations d’agressions sexuelles en 2018, à défendre le droit des hommes « d’importuner » les femmes. Choquer en réclamant une sexualité « hors normes » est une spécialité française qui n’est pas nécessairement reliée aux années soixante-huitardes. Baisez n’importe qui, n’importe quand, mais baisez. C’est l’impératif culturel d’une certaine France. Demandez-le à Michel Houellebecq. Un jour, quelqu’un nous expliquera pourquoi.
Maintenant, les années du « peace and love », de Marx et des soutiens-gorges flambés étaient-elles si « stupides » ? Il y avait sans doute beaucoup de naïveté derrière la notion de « l’imagination au pouvoir ». Avec le recul, l’amour (« all you need is love ») n’a malheureusement pas suffi à réinventer le monde. Cela dit, jamais le monde n’aura vécu une transformation aussi profonde, menée par si peu de gens, en si peu de temps. Les années 1960-1970 sont en quelque sorte les années lumières des deux derniers siècles, le moment où le conformisme céda le pas à l’esprit critique, le provincialisme à l’ouverture sur le monde, les vieux empires à la décolonisation, la censure à l’ouverture d’esprit, les grossesses forcées à la contraception, la religion aux droits et libertés, l’uniformité à la diversité, Papa a raison à Janette veut savoir, la Grande Noirceur à la Révolution tranquille.
Au Québec, notamment, tout ce qui nous rend si fiers aujourd’hui, la prise en charge de notre destin collectif, le sens de la différence, la valorisation de l’éducation, l’égalité hommes-femmes, tous ces partis pris radicalement différents de ce qui avait défini la Belle Province à venir jusqu’à maintenant, auraient été impossibles sans le bouleversement culturel qui secouait l’Occident à l’époque. On peut bien sûr rouler de la paupière devant les excès des marxistes-léninistes mais ce ferment d’extrême gauche n’est pas non plus étranger à la politisation de la province à grande échelle, à l’ouverture sur le monde et au nationalisme décidément progressiste qui distinguera le Québec. Mais le moins « stupide » dans tout ça ? Le mouvement de libération des femmes.
Les années 1960-1970 visaient un « changement radical » et, parmi tous les courants idéologiques de l’époque — la contre-culture, l’extrême gauche, l’indépendantisme — le féminisme est sans contredit celui qui s’est le mieux acquitté de la tâche. La seule véritable révolution, celle qui a résisté au changement d’époque, concerne la mise en valeur des femmes dans toutes les sphères de la société. C’est un changement énorme, une restructuration non seulement de la famille, mais de la société elle-même, que personne n’oserait qualifier aujourd’hui de stupide, sans risquer de se voir coller la même étiquette.
C’est d’ailleurs grâce au féminisme, et non à un retour aux valeurs traditionnelles, qu’invoquait Christian Rioux dans sa chronique, que la pédophilie a finalement été dénoncée. « L’idée que le crime sexuel est une chose grave est une idée très récente », explique l’historienne française Anne-Claude Ambroise-Rendu. Elle est liée « à la dénonciation de la domination masculine qui se traduit par la domination du corps des femmes et des enfants». En d’autres mots, c’est seulement à partir du moment où on a compris la vulnérabilité sexuelle des femmes vis-à-vis des hommes qu’on a également compris celle des enfants.
Oui, les années 1960-1970 ont connu certains dérapages, mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain, voulez-vous ? Ces deux décennies ont servi de fondation à beaucoup de ce qui nous honore aujourd’hui.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire