Je la croise tous les samedis en allant faire mes ablutions au centre sportif du coin. Moi, pressée, ruminant les dernières nouvelles, les courses à faire, le temps qu’il fait. Elle, toujours égale à elle-même, plantée bien droite sur un bout de carton, devant le même Jean Coutu, toujours précisément au même endroit, la main serrant une tasse Tim Hortons comme si sa vie en dépendait, le regard fixe, rien qui ne bouge, une véritable statue. Hiver comme été, elle quête, mais sans quêter vraiment. Elle s’assure qu’on la voie, qu’on comprenne, pressé ou pas, que des gens comme elles, ça existe. Mais sans jamais solliciter, sans pirouettes ni yeux doux. Une apparition des temps modernes. Un rappel à l’ordre.
Difficile de ne pas voir dans cette femme prématurément vieillie, pas forcément itinérante, seulement appauvrie, un symbole de notre époque. Les inégalités sociales sont l’une des grandes histoires qui ont marqué la dernière décennie. L’écart grandissant entre la classe moyenne et le 1 % est de plus en plus tranché au couteau. Alors, que dire des véritables défavorisés ? Au Canada, en 2018, les hauts dirigeants des grandes sociétés gagnaient 316 fois ce que gagne le travailleur payé 15 $ de l’heure. Aux États-Unis, en 2019, l’écart entre le salaire du p.-d.g. de Walmart et celui d’un simple commis était de 1424 à 1, de McDonald’s, de 2124 à 1, de Gap, de 3566 à 1. Les salaires des hauts dirigeants américains ont augmenté de 1007,5 % depuis 1978. Le salaire du travailleur moyen ? De 11,9 % pour la même période.
L’enrichissement des grandes entreprises est tel que l’indicateur économique par excellence, le produit intérieur brut (PIB), est à prendre désormais avec des pincettes. La mesure créée aux États-Unis dans les années 1930, puis adoptée par la suite dans de nombreux pays, afin de mesurer l’ensemble de la production domestique, est de plus en plus faussée en raison, justement, du capital engrangé par les plus riches. Elle ne reflète plus fidèlement les revenus de la classe moyenne, encore moins des plus pauvres, qui, jusqu’aux années 1970, dépassaient souvent la croissance économique. Les chiffres aujourd’hui sont pipés par les progrès accomplis par les richissimes. Les pronostics optimistes des dirigeants politiques, d’un côté comme de l’autre de la frontière, sont donc à prendre avec réserve. Le pays se porte bien, nous disent-ils, alors que vous et moi constatons que nous nous appauvrissons.
Mais, pour revenir aux grands messages des années 2010, j’en retiens un autre : la catastrophe environnementale, bien entendu, à nouveau mise en lumière par le dernier sommet sur le climat (COP25), qui s’est fort mal terminé, dimanche dernier. Cette fois-ci, aucune prétention à un véritable progrès, à une solidarité internationale, à des émissions en baisse, à un avenir plus vert. En raison de l’attitude rétrograde, pour ne pas dire quasi criminelle, de certains pays « grands émetteurs », nous nous dirigeons vers un réchauffement de 4 à 5 degrés centigrades d’ici la fin du siècle. Même en respectant les engagements du sommet de Paris (2017), le mieux qu’on puisse espérer à l’heure actuelle serait une hausse de 3 degrés. Faut-il rappeler tout ce qui pourrait disparaître advenant ce scénario ?
« Ce sera un point de bascule ; la transition vers un autre type de planète », dit le climatologue américain James Hansen. « Un environnement très différent de ce que l’humanité a connu jusqu’à maintenant. Un retour à la normale sera impossible, du moins dans un avenir prévisible, et on verra l’extermination à grande échelle de plusieurs espèces. »
Il n’y a pas que la dégradation environnementale à noter ici. Il y a, peut-être surtout, l’indifférence. C’est cela, aussi, le grand récit de la dernière décennie. Comme devant notre Fatima des temps modernes, on détourne le regard, on négocie avec soi-même (Ai-je le temps ? Est-ce vraiment ma responsabilité ? J’ai donné avant-hier, non ?…), on s’emmure dans sa bulle, on passe tout droit. Nous le faisons à titre individuel ; les politiciens, eux, le font à titre collectif. « À quand la reforestation de l’Europe ? » demandait dimanche, frondeur comme jamais, le président du Brésil, Jair Bolsonaro. On nie l’évidence. On s’en remet aux autres. À demain. On passe à autre chose.
Devant ceux et celles qui n’ont qu’une tasse en carton à laquelle s’accrocher, comme devant la dégradation environnementale, tous les gestes comptent, bien sûr. Mais soyons clairs. Si nos dirigeants ne sont pas foutus de s’y intéresser (pour vrai), pourquoi le ferions-nous ? Comment le ferions-nous ? C’est collectivement qu’il faut donner un coup de barre. C’est ensemble qu’il faut arrêter de se conter des histoires.
La décennie qui s’achève aura été particulièrement dure, disons-le. Nous vivons l’incertitude à temps plein et avons peu idée de ce qui nous attend. La décennie qui vient saura-t-elle nous libérer de cette angoisse ? À suivre.
Joyeuses Fêtes (quand même) et à l’année prochaine !
Cette chronique fait relâche pour la période des Fêtes. Elle sera de retour le 8 janvier 2020.
Cette chronique fait relâche pour la période des Fêtes. Elle sera de retour le 8 janvier 2020.