mercredi 18 décembre 2019

La petite femme aux allumettes

Je la croise tous les samedis en allant faire mes ablutions au centre sportif du coin. Moi, pressée, ruminant les dernières nouvelles, les courses à faire, le temps qu’il fait. Elle, toujours égale à elle-même, plantée bien droite sur un bout de carton, devant le même Jean Coutu, toujours précisément au même endroit, la main serrant une tasse Tim Hortons comme si sa vie en dépendait, le regard fixe, rien qui ne bouge, une véritable statue. Hiver comme été, elle quête, mais sans quêter vraiment. Elle s’assure qu’on la voie, qu’on comprenne, pressé ou pas, que des gens comme elles, ça existe. Mais sans jamais solliciter, sans pirouettes ni yeux doux. Une apparition des temps modernes. Un rappel à l’ordre.
Difficile de ne pas voir dans cette femme prématurément vieillie, pas forcément itinérante, seulement appauvrie, un symbole de notre époque. Les inégalités sociales sont l’une des grandes histoires qui ont marqué la dernière décennie. L’écart grandissant entre la classe moyenne et le 1 % est de plus en plus tranché au couteau. Alors, que dire des véritables défavorisés ? Au Canada, en 2018, les hauts dirigeants des grandes sociétés gagnaient 316 fois ce que gagne le travailleur payé 15 $ de l’heure. Aux États-Unis, en 2019, l’écart entre le salaire du p.-d.g. de Walmart et celui d’un simple commis était de 1424 à 1, de McDonald’s, de 2124 à 1, de Gap, de 3566 à 1. Les salaires des hauts dirigeants américains ont augmenté de 1007,5 % depuis 1978. Le salaire du travailleur moyen ? De 11,9 % pour la même période.
L’enrichissement des grandes entreprises est tel que l’indicateur économique par excellence, le produit intérieur brut (PIB), est à prendre désormais avec des pincettes. La mesure créée aux États-Unis dans les années 1930, puis adoptée par la suite dans de nombreux pays, afin de mesurer l’ensemble de la production domestique, est de plus en plus faussée en raison, justement, du capital engrangé par les plus riches. Elle ne reflète plus fidèlement les revenus de la classe moyenne, encore moins des plus pauvres, qui, jusqu’aux années 1970, dépassaient souvent la croissance économique. Les chiffres aujourd’hui sont pipés par les progrès accomplis par les richissimes. Les pronostics optimistes des dirigeants politiques, d’un côté comme de l’autre de la frontière, sont donc à prendre avec réserve. Le pays se porte bien, nous disent-ils, alors que vous et moi constatons que nous nous appauvrissons.
Mais, pour revenir aux grands messages des années 2010, j’en retiens un autre : la catastrophe environnementale, bien entendu, à nouveau mise en lumière par le dernier sommet sur le climat (COP25), qui s’est fort mal terminé, dimanche dernier. Cette fois-ci, aucune prétention à un véritable progrès, à une solidarité internationale, à des émissions en baisse, à un avenir plus vert. En raison de l’attitude rétrograde, pour ne pas dire quasi criminelle, de certains pays « grands émetteurs », nous nous dirigeons vers un réchauffement de 4 à 5 degrés centigrades d’ici la fin du siècle. Même en respectant les engagements du sommet de Paris (2017), le mieux qu’on puisse espérer à l’heure actuelle serait une hausse de 3 degrés. Faut-il rappeler tout ce qui pourrait disparaître advenant ce scénario ?
« Ce sera un point de bascule ; la transition vers un autre type de planète », dit le climatologue américain James Hansen. « Un environnement très différent de ce que l’humanité a connu jusqu’à maintenant. Un retour à la normale sera impossible, du moins dans un avenir prévisible, et on verra l’extermination à grande échelle de plusieurs espèces. »
Il n’y a pas que la dégradation environnementale à noter ici. Il y a, peut-être surtout, l’indifférence. C’est cela, aussi, le grand récit de la dernière décennie. Comme devant notre Fatima des temps modernes, on détourne le regard, on négocie avec soi-même (Ai-je le temps ? Est-ce vraiment ma responsabilité ? J’ai donné avant-hier, non ?…), on s’emmure dans sa bulle, on passe tout droit. Nous le faisons à titre individuel ; les politiciens, eux, le font à titre collectif. « À quand la reforestation de l’Europe ? » demandait dimanche, frondeur comme jamais, le président du Brésil, Jair Bolsonaro. On nie l’évidence. On s’en remet aux autres. À demain. On passe à autre chose.
Devant ceux et celles qui n’ont qu’une tasse en carton à laquelle s’accrocher, comme devant la dégradation environnementale, tous les gestes comptent, bien sûr. Mais soyons clairs. Si nos dirigeants ne sont pas foutus de s’y intéresser (pour vrai), pourquoi le ferions-nous ? Comment le ferions-nous ? C’est collectivement qu’il faut donner un coup de barre. C’est ensemble qu’il faut arrêter de se conter des histoires.
La décennie qui s’achève aura été particulièrement dure, disons-le. Nous vivons l’incertitude à temps plein et avons peu idée de ce qui nous attend. La décennie qui vient saura-t-elle nous libérer de cette angoisse ? À suivre.
Joyeuses Fêtes (quand même) et à l’année prochaine !

Cette chronique fait relâche pour la période des Fêtes. Elle sera de retour le 8 janvier 2020.

vendredi 6 décembre 2019

Le message du 6 décembre

Je suis une des 19 femmes dont le nom a été répertorié par Marc Lépine et ajouté à son petit manifeste antiféministe, juste avant de commettre l’inqualifiable, le 6 décembre 1989. « Ont toutes failli disparaître aujourd’hui… » Je ne le dis pas pour susciter la pitié ou la consternation, je ne me suis d’ailleurs jamais sentie en danger ou particulièrement visée. Le tueur avait un tout autre complot en tête, après tout : tuer de jeunes étudiantes en génie, en pleine université, au vu et au su de tous. Il visait le coup d’éclat, la notoriété. Marc Lépine était un meurtrier de masse classique, pas un tueur en série.
Je mentionne ce détail parce que le fait d’avoir été personnellement mêlée à cette tragédie m’a forcée à y réfléchir année après année. J’ai toujours senti le besoin de trouver un sens à ce qui, a-t-on longtemps dit, n’en avait pas.
D’emblée, on a voulu croire à la folie, à la démence, à l’exception. L’idée qu’un jeune homme veuille tuer des jeunes femmes parce qu’elles étaient des femmes était tout simplement irrecevable. Le responsable des interventions policières à l’époque, Jacques Duchesneau, l’admet dans un article paru dans Le Monde récemment. « La police n’a jamais réussi à dire publiquement que seules les femmes étaient visées, tout simplement parce que nous ne parvenions pas à nommer l’innommable. »*
Petit à petit, et parce que l’évidence finit quand même par sauter aux yeux, on en est venu à reconnaître un « crime contre les femmes ». Mais, malgré cet examen de conscience, avons-nous vraiment compris la nature du geste posé il y a 30 ans ? Il me semble qu’il manque toujours un morceau au puzzle, un morceau qu’on ne peut comprendre sans s’attaquer à la véritable cible du tueur, le féminisme, une question restée dans l’ombre toutes ces années.
La note que Lépine a pris soin d’épingler sur lui pour expliquer ses motivations ne parle pas d’une haine des femmes. Elle parle d’une haine du féminisme. « J’ai décidé d’envoyer ad patres les féministes qui ont toujours gâché ma vie. »
La nuance peut paraître inutile mais, à mon avis, elle est cruciale. Lépine ne détestait pas les femmes parce qu’elles étaient des femmes, il détestait certaines femmes à cause de leur attitude dite féministe. Il détestait celles qui se prenaient (selon lui) pour des hommes, qui se croyaient désormais tout permis, qui voulaient prendre le contrôle. Des femmes dont l’image, il est fort à parier, lui venait de sa propre soeur et de sa propre mère.
Depuis l’abandon du père, Lépine vivait seul avec ces deux femmes pour lesquelles, on le sait aujourd’hui, il entretenait du ressentiment. Sa mère, seul gagne-pain de la famille, était très souvent absente. Sa soeur prenait plaisir à l’humilier à cause de son acné et de ses manières bourrues. Pour se venger, Lépine avait construit un simili cercueil à son nom.
Qui étaient donc ces féministes qui lui avaient « toujours gâché la vie » sinon les deux seules femmes qu’il connaissait vraiment ? Parfait « loner », Lépine était sans véritables amis. À 25 ans, il n’avait jamais eu de blonde.
J’ai toujours soupçonné que la véritable colère de Marc Lépine ne venait pas tant du fait que les femmes prenaient sa place que du fait que plus il y aurait de femmes fortes et indépendantes, moins elles auraient tendance à choisir un homme comme lui.
En d’autres mots, là où le féminisme est susceptible de susciter la rage vient du domaine privé, bien davantage que du domaine public. Il n’y a pas de problème à ce que les femmes aujourd’hui soient ingénieures, médecins ou même astronautes pour autant que les relations intimes entre hommes et femmes demeurent intactes. Pour autant que les hommes aient toujours libre accès au corps des femmes. Il est là, le nerf de la guerre, là, le véritable danger, comme le démontrent deux phénomènes récents.
L’accessibilité aux corps des femmes est au coeur de la Rébellion « Incel » (célibataires involontaires), un regroupement d’hommes en colère qui accusent les femmes « perfides » de leur nier une vie sexuelle et amoureuse normale. On compte déjà deux attaques mortelles par des hommes qui, comme Lépine, se sentaient bafoués dans leur masculinité : une à Santa Barbara en 2014 et une autre à Toronto en 2018.
L’accessibilité sexuelle des femmes est aussi au coeur du mouvement #MoiAussi. Depuis deux ans, la liste d’hommes qui ont été accusés d’agression sexuelle ne fait que s’allonger. Il y a là un apparent mystère. Comment peut-on avoir de plus en plus de femmes émancipées d’une part et une quantité astronomique de tripotages et d’agressions de l’autre ? Tout se passe comme si l’ascension des femmes sur le marché du travail devait être payée par une domination sexuelle masculine. Lorsque les femmes sont perçues comme retirant leurs faveurs sexuelles, c’est là que les plombs pètent, que les mains se baladent.
Nous avons sous-estimé les coûts personnels du féminisme. C’est là la leçon profonde de la tuerie de Polytechnique, à mon avis. Nous avons eu tendance à croire qu’en changeant les lois, les structures, tout le reste tomberait en place. Mais le reste, les rapports personnels, l’intimité, les émotions, est beaucoup plus résistant au changement. Beaucoup plus compliqué aussi. C’est à ce nouveau champ de bataille, individuel plutôt que collectif, que nous sommes conviés désormais.

LE COURRIER DES IDÉES