Appelons ça un point de bascule. Ce sentiment de frapper soudainement un trou dans l’évolution humaine, de sentir que les moyens pourtant bien rodés à notre disposition sont tout à coup inadéquats, de se sentir pris entre deux portes, l’une, le passé, qui se ferme et, l’autre, l’avenir, qui n’est pas encore ouverte.
C’est l’impression qui se dégageait ce week-end au moment où, d’un côté du globe, l’Amazonie brûlait, menaçant un des écosystèmes les plus vitaux de la planète, et, de l’autre, les leaders du G7, réunis en conclave à Biarritz, contraints à ronger leur frein, et sans doute un peu leurs ongles. Que pouvaient les leaders des grandes puissances économiques, mêmes eux, devant le « mêlez-vous de vos affaires » du président brésilien ? La souveraineté étatique est un principe après tout bien établi.
Le problème, évidemment, c’est que l’Amazonie ne concerne pas uniquement le Brésil. L’Amazonie, c’est une réserve planétaire d’oxygène, c’est un tiers des espèces mondiales, 15 % de l’eau douce et le plus important capteur de carbone au monde : elle emmagasinerait 90 à 140 milliards de tonnes de CO2, selon les différentes évaluations disponibles.
Le célèbre « poumon de la planète » est une question qui nous concerne tous. Sauf que nos systèmes de gouvernement n’ont jamais été conçus pour gérer une telle situation. C’est ici que le vertige vous guette quand même un peu. C’est ici que le concept d’État-nation, vieux de 350 ans et basé, justement, sur « tout le monde se mêle de ses affaires », rentre en collision avec une nouvelle idée, une nouvelle approche, la protection environnementale qui, elle, a besoin, au contraire, que tout le monde s’en mêle.
Tout ça pour dire que c’est le même vertige, le même sentiment que le vieux est périmé, mais que le nouveau tarde à s’ériger en système, qui vous prend à la gorge en contemplant la situation, également dramatique, des médias. Je fais le parallèle sciemment pour souligner combien les médias sont engagés, eux aussi, à sauver leur Amazonie, leur oxygène. On ne le comprend pas assez. On comprend, oui, les difficultés du moment, en commençant par les géants du Web qui gobent la majorité des revenus publicitaires, sans même payer de taxes. Et on s’en indigne à juste titre. Mais comprend-on la petite révolution qui se profile derrière ?
La notion de recevoir un petit paquet d’informations au jour le jour, spécialement conçu pour vous informer sur ce qui se passe autour de vous et dans le monde, est apparue, en bonne et due forme, au cours du 17e siècle. La communication « de masse », née à peu près au même moment que l’État-nation, bouleverse, elle aussi, profondément les moeurs. À l’intérieur des pays qui se forgent, elle permet la libre circulation des idées, le développement du nationalisme, de la littératie et de la culture. C’est le premier grand outil démocratique avant même l’avenue de la démocratie comme telle. C’est capital dans l’évolution de l’humanité. Ce processus de communication — qui implique des informations triées sur le volet par une petite élite, un processus forcément arbitraire, c’est vrai, mais quand même sûr, les informations étant vérifiées et vérifiables — s’est poursuivi, imperturbablement, jusqu’à aujourd’hui. Plus précisément jusqu’à l’émergence des réseaux sociaux, il y a environ 15 ans. Le Titanic qu’était devenue, avec le temps, la communication de masse venait soudainement de rencontrer son iceberg, le dénommé GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft).
Le problème n’est donc pas seulement que les revenus publicitaires, y compris ceux de nos propres gouvernements (!), ont coulé vers les géants du Web. Le problème, c’est que la nature de l’information a changé. Elle n’est plus uniquement triée sur le volet, plus nécessairement fiable, plus uniquement l’affaire de professionnels, de gens formés pour faire ce travail. Le problème c’est que l’ère du numérique — qui est ici pour rester, c’est clair — s’est imposée à la va-comme-je-te-pousse, sans beaucoup d’encadrement, en faisant fi d’un vieux et important principe : le travail, ça se paie. Facebook et Google, notamment, font un commerce d’informations pillées ailleurs. C’est donc dire que ce qu’il reste des médias traditionnels fait face à une concurrence déloyale — concurrence que tout le monde, vous, moi et jusqu’à nos propres gouvernements, privilégie.
Le problème est de taille. Ultimement, il faut se poser une question qu’au cours de trois siècles de communication de masse on ne s’est jamais (vraiment) posée. Sommes-nous prêts à payer pour l’information ? Vraiment payer, s’entend. Les annonceurs ont toujours épongé, jusqu’à récemment, une partie importante des coûts. Et, si oui, qui doit le faire ? Qu’elle est la responsabilité du consommateur ? Du gouvernement ? Du marchand ?
Nous avons sans doute tous de nouvelles obligations à définir vis-à-vis des médias aujourd’hui.
À mon avis, il incombe au consommateur de payer pour l’information qu’il reçoit, quelle que soit la plateforme. La gratuité envoie un bien mauvais message. Mais il incombe encore davantage à nos gouvernements de paver la voie.
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