De la pure provocation, le clip de Safia Nolin ? Il y en a bien sûr. On n’attire pas les regards sans bousculer un peu. Mais Lesbian Break-Up Song vole bien plus haut. D’abord, le clip est réalisé avec beaucoup de retenue ; conçu, et c’est son génie, non pas comme un coup de poing, mais comme une caresse. On est loin ici du bras d’honneur qui vise simplement à choquer. La prestation qu’on nous propose n’a d’ailleurs rien de l’agressivité qui abonde sur le Web, comme dans ce commentaire édifiant : « Moi, j’ai une petite quéquette. Voudrais-tu que je te la montre ? ! »…
Présenté non comme un instrument de torture, mais plutôt comme un outil de réflexion, ce vidéoclip est à voir. Je le dis avec un certain soulagement parce que la nudité des femmes est souvent utilisée, par les femmes elles-mêmes, avec trop de désinvolture à mon goût. Par les Femen, par exemple, ces militantes qui signent leurs protestations à coups de mamelons fringants. Se dénuder pour dénoncer l’usage du corps des femmes, comme le font Safia et ses amies, d’accord. La nudité n’a rien ici de gratuit. Mais pour protester contre la corruption en Russie, contre le Vatican ou le Front national ? Quel rapport ? Et quelle est la différence entre se servir du corps des femmes pour vendre des voitures ou vendre une protestation ? À mon avis, c’est tomber dans le panneau de l’objectification corporelle. Surtout, on finit par n’y voir que du feu, c’est-à-dire des seins.
J’ai les mêmes réserves vis-à-vis des femmes qui exigent de pouvoir se promener seins nus. Partout où les hommes se promènent « en bedaine », réclament ces nouvelles amazones, les femmes, au nom de l’égalité, devraient pouvoir en faire autant. Mais depuis quand l’égalité refuse-t-elle de différencier entre un corps masculin et féminin ? Quel intérêt a-t-on à désexualiser, à faire du man washing de la poitrine des femmes ? Pourquoi voudrait-on effacer ce que des seins ont de bouleversant ?
Mais revenons à Safia, sa chanson, ses yeux éplorés et son front tout le tour de la tête. Il y a énormément d’érotisme dans ce vidéoclip. Ce n’est pas parce que les corps sont ici à mille lieues des lieux communs qu’il n’y a pas de sexualité, de tendresse, de désir ou de beauté. Il y en a à revendre. Mais en dehors des critères habituels. On n’est pas ici dans le monde haletant des belles filles, tailles de guêpe, mollets bien sculptés et seins au garde-à-vous. On est sur une autre planète. Lesbian Break-Up Song n’est pas tant un acte de courage (oui-je-sais-que-je-ne-suis-pas-belle-mais-j’ose-me-mettre-à-poil-quand-même) qu’un geste d’anthropologie. Ceci est mon corps, ceci est ma vie. Regardez-moi bien. « J’éteins jamais la lumière », débute la chanson. Aussi bien dire, je n’ai ni honte, ni envie de me cacher. Le clip est un hymne à la différence — des corps, des mentalités, des orientations sexuelles et des émotions.
Les réactions, maintenant. Sans même avoir vu le vidéoclip de Safia Nolin, ceux qui le commentent ont des opinions à ce point tranchées qu’on se doute qu’il s’agit d’un geste important. Réaction très positive de beaucoup de femmes, d’une part, réaction outrée de beaucoup d’hommes, de l’autre. On sent les femmes touchées, émues même, alors que beaucoup d’hommes sont, comme l’internaute cité plus haut, choqués noir. Ces hommes auraient-ils la même réaction envers un clip étalant des bedaines de bière à profusion ? Depuis quand les grincheux du Web sont-ils devenus les gardiens du bon goût et de la bienséance ?
Les réactions illustrent précisément pourquoi ce clip était nécessaire. Beaucoup de femmes sont soulagées, la pression du « corps parfait » ayant été spectaculairement balayée du revers de la main. Beaucoup d’hommes s’insurgent du fait que l’accès au corps (fantasmé) des femmes ne tient plus la route. La route a soudainement été barrée. C’est ce même barrage, à mon avis, qui explique la réaction parfois démesurée de certains hommes vis-à-vis du port du voile. Sans que ce soit toujours conscient, le voile obstrue un certain idéal féminin. Ou si vous voulez, la façon de se présenter pour plaire « convenablement ».
Depuis toujours, les conventions vestimentaires dictent la manière avec laquelle les femmes doivent se présenter pour séduire : les seins sortis du corsage (XVe siècle), le derrière gonflé comme un ballon (XVIIIe), les talons aiguilles (XXe)… Depuis peu, les femmes ont tenté de reprendre le contrôle de leur apparence. Mais avec plus ou moins de succès, je dirais. Devant la montée du féminisme, l’industrie de la mode, de la pub et de la porno a répondu par la bouche de leurs canons : la pression pour être sexy n’a jamais été plus forte. N’empêche. Les femmes sont beaucoup plus indépendantes qu’avant et les hommes sentent la soupe chaude. Le combat pour le contrôle du corps des femmes est donc engagé. L’ampleur du harcèlement sexuel révélée par le mouvement #MoiAussi est l’illustration par excellence de cette lutte à finir pour l’accès au corps féminin.
Raison de plus d’applaudir l’exercice que nous propose Safia Nolin. « Ce ne sont pas des corps qui sont là pour être jugés […] Ce sont des corps qui sont là pour exister, c’est tout ».
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