Il y a 30 ans jour pour jour, un jeune homme du nom de Jean-Guy Tremblay obtenait une injonction permanente empêchant la femme qui venait de le quitter, Chantal Daigle, d’avorter. « Les droits des femmes ont des limites », avait plaidé son avocat devant la Cour supérieure du Québec. Cette décision — bientôt entérinée par la Cour d’appel — eut l’effet d’une bombe. À peine un peu plus d’un an après la décriminalisation de l’avortement par la Cour suprême du Canada, alors qu’on croyait la page définitivement tournée, une cour du Québec reconnaissait « qu’un géniteur peut interdire l’avortement à une femme à titre de protecteur de l’enfant à naître ».
Bonjour les ténèbres. Alors qu’en Europe, le mur de Berlin s’apprêtait à tomber, ici, au Québec, on avait l’impression de basculer vers les années 50. Jamais dans la longue bataille pour l’avortement, débutée en 1970, un « géniteur » avait-il osé s’immiscer publiquement dans la décision d’une femme d’avorter. Un homme connu, dans ce cas-ci, pour son agressivité et ses manières fortes et qui aurait été laissé parce que, selon son ex, « il était allé trop loin ».
« J’ai gagné ma cause. J’attends l’enfant à c’t’heure », dira l’ineffable Jean-Guy, à la suite de la décision de la Cour d’appel.
L’histoire de Chantal et de Jean-Guy connaîtrait bien des soubresauts avant son dénouement final devant la Cour suprême, le 8 août 1989. Elle causerait une des plus importantes manifestations dans l’histoire du Québec, et la plus importante dans l’histoire de l’avortement. Et pour cause. L’Affaire Chantal Daigle, comme on la désigne aujourd’hui, n’est pas seulement le point d’orgue dans la lutte pour l’avortement, elle annonce le début d’une toute nouvelle histoire : la montée du masculinisme et d’un certain antiféminisme.
Si des milliers de gens ont spontanément pris la rue, le 27 juillet 1989, dont beaucoup qui n’avaient encore jamais manifesté en faveur de l’avortement « libre et gratuit », c’est à cause de ce Jean-Guy, un homme prêt à utiliser les tribunaux pour forcer une femme (avec qui il avait vécu seulement cinq mois) à avoir « son » enfant. « Nous aurons les enfants que nous voulons », le slogan bien connu de la lutte pour l’avortement, prenait soudainement tout son sens.
Que les lois, les autorités religieuses ou encore des médecins, pour des raisons de conscience, soient contre l’avortement, on peut à la rigueur comprendre. L’avortement a toujours été un combat difficile parce qu’elle implique un aspect moral qu’on ne saurait ignorer. Seulement, Jean-Guy Tremblay, lui, n’avait aucune morale. Il sera d’ailleurs condamné à 15 reprises, au cours des décennies suivantes, pour violence conjugale ainsi que pour « harcèlement criminel » d’une gérante de concessionnaire automobile. On se demande encore comment la Cour supérieure et la Cour d’appel du Québec ont pu endosser (en 1989 !) le raisonnement de ce petit coq qui n’avait aucunement l’intention, soit dit en passant, de garder sa progéniture. Un homme « n’a pas de lait », disait-il.
En endossant la cause de Jean-Guy Tremblay, les tribunaux ouvraient la porte à ce que les hommes aient dorénavant un droit de veto sur la question féministe par excellence. Il n’y avait pas que le droit à l’avortement de menacé, toute la question de l’égalité hommes-femmes se trouvait soulevée aussi. Depuis 25 ans maintenant que l’émancipation des femmes menait bon train, transformant les lois et la place publique à son image, voici qu’un vent contraire s’élevait, relayé par nos plus hautes instances judiciaires.
Heureusement, la Cour suprême viendra sauver le droit des femmes de disposer de leur corps ainsi que Chantal Daigle, qui s’était fait avorter entre-temps, de la prison. À l’unanimité, la Cour jugera que « le foetus n’a pas de personnalité juridique ni dans la Charte canadienne ni dans la Charte québécoise ni dans le Code civil » et, surtout, qu’un père n’a pas le droit d’empêcher l’avortement. « Il n’y pas d’argument juridique supportant l’idée qu’un père ait les mêmes droits qu’une mère sur le foetus », dit le jugement.
L’histoire de Chantal Daigle finit donc très bien. Le droit à l’avortement ressort doublement renforcé à la suite de ce second jugement de la Cour suprême. Mais l’histoire de Jean-Guy Tremblay, elle ? Le célèbre matamore repartira, cette fois-ci, la queue entre les jambes mais pas sans avoir ébranlé les colonnes du temple.
À l’été 1989, on nage toujours dans l’insouciance, on ne se doute aucunement de ce qui se prépare, la tuerie à l’École Polytechnique à peine quatre mois plus tard. L’événement tragique marquera le début d’un backlash antiféministe clair et net. Or, on peut se demander si Jean-Guy Tremblay n’a pas joué le canari dans la mine, un signe d’apparence banal mais quand bien même avant-coureur de ce qui allait bientôt nous tomber sur la tête.
L’année 1989 aura été celle de tous les dangers pour le mouvement des femmes.
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