On a beau désigner Noël « fête de l’amour », au Québec, c’est véritablement à la Saint-Jean que ça se passe. Cette année encore, le déballage amoureux fut en tous points remarquable. Sur les scènes, les pancartes et les réseaux sociaux, les sentiments débordaient de partout, dépassant le strictement patriotique, le politiquement convenu. Nous sommes loin ici des enfants de choeur, les mains jointes, la bouche en forme de coeur, entonnant « célébrons tous ensemble notre beau Québec ». Nous sommes devant Mariana Mazza frenchant éperdument, devant des milliers de spectateurs, un Éric Lapointe abasourdi. « Bonne fête nationale, ma gang de malades ! » comme titrait un chroniqueur du Journal de Montréal.
Un brin excessif, me direz-vous, mais comment nier la passion qui s’en dégage ? Comment ne pas être frappé par la force des sentiments, par l’enchevêtrement d’émotion, d’exaltation et d’anxiété sous-jacentes ? Y a-t-il un autre endroit au monde où l’amour de la patrie se traduit par un tel emportement, où le pays, plus qu’un simple lieu d’appartenance, devient une personne « qu’on aime », une chose qui nous obsède ?
« Je t’aime, ma nation. Même quand tu votes tout croche, même quand tu parles franglais, même quand tu oublies d’être créative et préfères te coller au modèle états-unien. Je t’aime même quand tu fêtes la Saint-Jean en virant une brosse plutôt que de célébrer la fête nationale en affirmant ton unicité », écrit l’auteur et chroniqueur David Goudreault. Un petit exemple des multiples déclarations d’amour que le Québec aura reçu ces derniers jours.
Le Canada fêtera lui aussi son existence bientôt, mais les célébrations ne seront pas marquées, nul doute, par un tel désordre amoureux. Le pays, même pour les Canadiens de vieille souche, est du genre qu’on « like », pouce en l’air, ou alors qu’on salue bien bas, pas qu’on aime à la folie. Dans de nombreux pays occidentaux, pas seulement anglo-saxons d’ailleurs, le nationalisme est souvent considéré comme suspect — les guerres qui ont ravagé l’Europe étant en grande partie responsables d’une telle méfiance.
Les États-Unis font exception à cette règle et se rapprochent le plus du patriotisme échevelé de chez nous. Depuis Alexis de Tocqueville, l’aristocrate français fasciné par l’expérience américaine, le mythe du pays « où tout est possible » n’a fait que croître, laissant dans son sillage un nationalisme débridé, qui affectionne la fanfare et les gros drapeaux. Si tous les pays se croient « uniques », nos voisins du Sud se croient plus originaux encore et ne manquent jamais une occasion de le proclamer.
La conviction d’être une société distincte explique aussi le nationalisme expansif qu’on retrouve ici. Mais il y a plus. Au sentiment d’être unique s’ajoute, au Québec, celui d’être menacé. Cette conscience de devoir « lutter pour sa survie », comme le mentionnait Gérard Bouchard cette semaine, est un ressort puissant non seulement de l’attachement au pays, mais de l’inventivité québécoise. Le Québec serait-il aussi créateur sans l’épée de Damoclès qui lui pend au-dessus de la tête ? Compterions-nous autant d’écrivains, de cinéastes, de musiciens, de femmes et d’hommes de théâtre ? La production artistique et culturelle du Québec est tout à fait exceptionnelle si l’on tient compte du bassin de population et du manque chronique de moyens. Il y a beaucoup plus de gens et d’argent à Toronto et, pourtant, c’est ici que ça explose. À quoi ça tient ? Sinon à ce sentiment de vulnérabilité qui tenaille l’inconscient collectif, qui pousse à vouloir s’exprimer, à dire ses quatre vérités avant qu’il ne soit trop tard.
Il faudrait aller vérifier au Tuvalu si les Tuvalais pètent des scores de créativité à l’heure actuelle. Le petit archipel du Pacifique pourrait être le premier pays moderne à disparaître, englouti par la montée des eaux, si les prévisions climatiques s’avèrent justes. La fibre patriotique, en tout cas, doit vibrer au maximum là-bas. C’est un des paradoxes de l’être humain que de vouloir étreindre ce qu’on va perdre.
À force de marcher sur une corde raide, les Québécois sont donc bel et bien devenus ces « bêtes féroces de l’espoir » qu’évoquait Gaston Miron. Si cette férocité n’est plus tellement liée à l’idée d’indépendance, comme le souhaitait le regretté poète, on peut dire que le refus « des servitudes », le refus de se laisser écraser et peut-être surtout de se laisser mourir, est inscrit désormais dans l’ADN de la majorité des Québécois. C’est du moins ce qu’on a pu constater, encore cette année, durant les célébrations endiablées de la Saint-Jean-Baptiste.
Bon temps des réjouissances ! Cette chronique fera relâche pour les deux prochaines semaines.