L’autobus partait tous les vendredis soir à minuit pour New York. Les femmes pour lesquelles nous n’avions pu trouver de place chez le Dr Morgentaler ou, plus rarement, au Montreal General Hospital, se trouvaient à bord, accompagnées de bénévoles du Comité de lutte pour l’avortement. Chaque semaine, de 10 à 15 femmes se rendaient ainsi dans une petite clinique du Harlem portoricain pour se faire avorter. Ni vues ni connues. Elles reprenaient l’autobus pour Montréal l’après-midi même, suivi souvent d’un deuxième pour Trois-Rivières, Québec, Jonquière, Sept-Îles. Le voyage ne se faisait pas de gaieté de coeur et il coûtait cher : 250 à 300 $US pour l’avortement et environ 80 à 100 $ pour le transport. Mais au moins, c’était légal. À la fin des années 1970, l’avortement, sauf « thérapeutique », était toujours interdit au Canada et au Québec, alors qu’il était permis aux États-Unis depuis 1973.
Comme bien d’autres femmes, j’ai collaboré au Comité de lutte pour l’avortement, j’ai aidé des femmes à avorter à un moment où c’était encore « criminel » de le faire. Rien n’était plus important, non seulement pour les femmes enceintes malgré elles, mais pour les femmes en général, que de pouvoir choisir leurs grossesses. « Les femmes ne sont pas nées pour se soumettre. Nous aurons les enfants que nous voulons », disait un célèbre slogan.
À (RE)LIRE
Les droits des femmes ne sont jamais acquis
Devenir maîtresse de son propre destin passait, et passe encore, par décider soi-même quand et comment faire des enfants. Les femmes, depuis toujours, sont contraintes par leur fonction biologique. La maternité et la vulnérabilité physique ont toujours servi de prétexte à l’inégalité hommes-femmes ; à refuser aux femmes les mêmes droits et à les enfermer à la maison pour s’occuper de la vie familiale.
En vue du prodigieux recul qui se déroule actuellement aux États-Unis, il est important de rappeler que l’accès à l’avortement n’a jamais été une revendication comme une autre. Tout l’édifice de l’émancipation féminine repose sur le fait que les femmes n’ont plus, depuis quelques décennies seulement, l’obligation de faire des enfants. Les femmes sont aujourd’hui considérées comme les égales des hommes (en théorie, du moins) parce que leurs corps, voire leurs maternités ne les confinent plus à un espace restreint ni à un statut secondaire. On pourrait dire que la libération du corps des femmes a été à la lutte féministe ce que la libération du corps des esclaves a été à la lutte des Noirs : la clé de voûte. Tous ces voyages secrets et combien tendus pour obtenir un avortement ont constitué, pour les femmes aussi, un genre de underground railroad, un passage vers la liberté.
À la suite de l’interdiction quasi complète de l’avortement en Alabama la semaine dernière — menaçant de 99 ans de prison les médecins pris en flagrant délit, une punition qui excède dans cet État celle d’un violeur — sans parler des lois antiavortement récemment votées en Géorgie, au Kentucky, en Ohio et au Mississippi, un éditorial du New York Times incitait les lecteurs à reprendre précisément ce flambeau. « Pensez à accompagner des femmes qui cherchent à avorter », dit-il. Au moment où la poussée de fièvre antiavortement est à son paroxysme, ce genre de solidarité est crucial pour la protection des droits acquis, poursuit le journal.
La multiplication de mesures antiavortement de plus en plus « cruelles » — au Texas, on étudie actuellement la possibilité d’accuser de meurtre les femmes qui ont avorté — ont un but : l’abrogation de Roe c. Wade, la loi de 1973 légalisant l’avortement aux États-Unis. La Cour suprême étant aujourd’hui (grâce à Trump) majoritairement conservatrice, les États républicains espèrent pouvoir en finir avec ce « crime contre l’humanité ». S’ils réussissent à interdire à nouveau l’avortement, il ne s’agira pas seulement d’un recul, de dire la chroniqueuse du NYT Michelle Goldberg, mais d’une situation pire qu’avant 1973.
Non seulement les mesures punitives sont-elles beaucoup plus fortes que par le passé (99 ans de prison ?), mais ce sont les femmes elles-mêmes que l’on vise désormais, pas seulement les médecins pratiquant l’avortement. « Aujourd’hui, dans les États où l’on reconnaît le foetus comme personne, on arrête déjà les femmes enceintes soupçonnées de nuire au bien-être de l’enfant, par prise de médicaments, par tentative de suicide ou simplement pour avoir retardé une césarienne. Là où l’avortement sera considéré comme un meurtre, il y a de bonnes raisons de croire que les procureurs seront tout aussi vigilants », écrit Mme Goldberg.
L’Alabama, évidemment, n’est pas le Québec ni les États-Unis, le Canada. Mais une régression aussi spectaculaire des droits des femmes n’est pas sans appeler à la vigilance. Fait à noter, le Parti conservateur du Canada, en congrès l’année dernière, a voulu éliminer l’article de son programme interdisant de nouvelles législations sur l’avortement. La motion a été battue, mais de justesse : 53 à 47. Il serait naïf de croire que le vent rétrograde qui souffle aux États-Unis et en Europe n’a aucun retentissement ici.
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