Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment sommes-nous parvenus à nous crier des bêtises (Valérie Plante n’est pas seule à devoir endurer ça) sur un sujet qui a été réglé il y a 60 ans ? Comment nous, Québécois, connus pour notre grande cohésion sociale, en sommes-nous rendus à ne plus comprendre la même chose quand on parle de signes religieux, de droits fondamentaux, de féminisme ou de neutralité de l’État ?
Lorsqu’un premier ministre se sent obligé de jouer le bon papa en nous rassemblant à ses genoux — « parce qu’au Québec (voyez-vous, les enfants), c’est comme ça qu’on vit » —, admettez qu’on sent être tombés bien bas. Je ris ici pour ne pas pleurer. En fait, je me gratte surtout la tête de la même façon qu’on a pu se la gratter face à l’élection de Donald Trump. Il y a quelque chose ici qui dépasse l’entendement ou la simple partisanerie gauche-droite. Quelque chose qui ressemble à une dérivede démocratie, à un pourrissement de la politique qui pourrait ne pas être transitoire, qui pourrait nous affecter encore longtemps.
Je ne dis pas que François Legault est Donald Trump. Je crois que le premier ministre est véritablement amoureux du Québec et soucieux de vouloir l’améliorer ; Trump, lui, n’a d’yeux que pour son nombril. Seulement, avec le projet de loi sur la laïcité, on se sent soudainement enfermés, comme avec l’impayable président, dans une tour de Babel où noir veut dire blanc et où le faux l’emporte sur ce qui est généralement accepté comme vrai. On se sent devenir un peu fous, en d’autres mots.
Tenez, cette phrase du premier ministre : « Il faut être clair : la laïcité ne va pas à l’encontre de la liberté de religion ! » C’est pertinemment faux. Sinon, quelle raison aurait-on d’invoquer la disposition de dérogation ? Des milliers de gens, des enseignantes aux avocats de l’aide juridique — on met le paquet ici pour tenter de faire oublier la véritable cible, les femmes voilées — seront traités comme des citoyens de seconde catégorie à cause de leurs croyances religieuses. Ce n’est ni « respecter la liberté de religion » ni traiter tout citoyen également, deux principes supposément garantis par le projet de loi.
Cette grossière affirmation tient du sophisme, comment expliquer un tel dévoiement de sens autrement, voulant que les porteurs de kippa, de turban et de voile n’ont qu’à se départir de leurs ornements au travail. On ne les empêche pas de croire, seulement de s’afficher. Mais c’est encore une fois travestir les principes garantis par les chartes. Le droit de pouvoir exercer sa religion dans son sous-sol n’est pas un droit. C’est de la répression. C’est précisément pour permettre à la liberté de s’exercer, à l’encontre même de celle de la majorité, que les chartes de droits sont nécessaires.
Alors, comment sommes-nous arrivés là ? Une partie de la réponse tient au mépris entretenu par bon nombre de Québécois vis-à-vis de la charte canadienne, perçue comme un « coup de cochon » de la part de Trudeau père. Peu importe que le Québec ait adopté, dès 1975, sa propre charte, considérée à l’époque comme un « acte fondateur » et « le symbole des valeurs de la société québécoise ». La signification de ces documents précieux et combien nécessaires au fonctionnement démocratique a été ultimement bousillée par la guéguerre Québec-Ottawa. On peut en faire aujourd’hui de la bouillie pour les chats, comme vient de le faire le gouvernement Legault, parce qu’il y a longtemps que les droits individuels sont vus comme tels. Il est temps de repenser une telle méprise.
Une certaine mythologie est à l’oeuvre aussi pour ce qui est de la disposition de dérogation. On voudrait nous faire croire qu’y avoir recours est sans conséquence, on en aurait maintes fois fait l’usage au Québec, oubliant de spécifier que dans la majorité des cas, il s’agissait de renforcer un droit existant. Non pas de l’affaiblir. Il n’y a qu’une occasion qui peut se comparer à la situation actuelle : l’application de la loi 101. Mais, encore une fois, on omet de préciser, comme l’a fait le professeur de philosophie Jocelyn Maclure récemment, que les restrictions imposées à l’anglais étaient « nécessaires à l’atteinte de l’objectif visé », celui de faire du français la langue dominante. Alors que la laïcité, elle, n’a que faire de telles restrictions. La neutralité, c’est dans la tête — des individus comme du législateur — que ça se passe.
Finalement, on en arrive là, à dicter à certains leur habillement et leur conduite (dont 90 % sont des immigrants) parce que depuis dix ans, nous avons travesti l’inquiétude millénaire que nous avons de disparaître en la hantise de l’Autre. À partir de quelques incidents malheureux, montés en épingle par médias et politiciens confondus, nous avons transposé sur ceux qui nous font le plus peur — les musulmans en l’occurrence — nos vieilles peurs à nous.
C’est à partir de cette angoisse viscérale devenue aujourd’hui préjugés endurcis qu’on nous propose cet « accord historique ». Mais il n’y a d’historique, ici, que la confusion qu’il nous impose.
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