À la suite de la décision de la Ville de Montréal de remiser ses crucifix et à quelques heures du dépôt du projet de loi tant attendu sur la laïcité, le compromis serait-il dans l’air ? Parions que le PM, un homme pragmatique s’il en est un, cherchera à mettre un peu d’eau dans son vin. Le crucifix de Duplessis pourrait bien prendre la voie du musée afin de mieux serrer la vis ailleurs : l’interdiction de signes religieux aux enseignant(e)s ainsi qu’aux autres pauvres innocents que le gouvernement Legault semble vouloir maintenant inclure dans la mêlée.
Si le compromis est nécessaire en démocratie, comme l’écrivait mon collègue chroniqueur Christian Rioux, le seul qui est acceptable en matière de laïcité est celui proposé par Bouchard-Taylor : l’interdiction de signes religieux pour les représentants de l’État ayant un pouvoir de coercition (juges, policiers, gardiens de prison et procureurs de la Couronne). Coercition voulant dire ici le pouvoir de vous mettre en prison, point à la ligne. Et, même là, il faut un peu se pincer les narines pour faire passer la pilule. Ce n’est pas ainsi, après tout, que la laïcité se conjugue. Celle-ci consiste d’abord en la séparation de l’Église et de l’État. Disposition qui, ici comme ailleurs, ne pose aucun problème : il y a longtemps que la religion ne mène plus la politique par le bout du nez en terres d’Occident.
La laïcité implique ensuite la neutralité de l’État. C’est là que les malentendus abondent, car ladite neutralité est strictement celle de l’État, de son état d’esprit, si l’on veut, et de ses bâtiments, non de ses représentants. Un état laïque doit n’avoir aucune idée préconçue vis-à-vis de la religion. Or demander à ses employés, incluant les plus redoutables, de cacher leurs signes religieux démontre un parti pris antireligieux. Sans pour autant garantir la neutralité d’esprit tant recherchée. D’une part. C’est également piler sur les droits fondamentaux de ses citoyens et faire fi du troisième grand principe de la laïcité : traitement égal pour tous devant la loi.
En interdisant, depuis 2004, le port de signes religieux tant chez ses enseignantes que chez ses élèves, la France, elle, a trahi l’esprit de sa propre loi (1905). En faisant de la laïcité une « compétence du citoyen » plutôt que celle de l’État, dit un essayiste français, on a « inversé le sens de la laïcité ». Résultat ? L’Hexagone exige un « comportement laïque » aujourd’hui comme jadis l’Église exigeait un comportement « chrétien » de ses fidèles.
La commission Bouchard-Taylor a voulu éviter, et c’est tout à son honneur, de faire de la laïcité une nouvelle religion. On n’a pas voulu transférer le fardeau de la « perfection » sur les épaules des individus. Sauf dans le cas des gardiens de l’ordre public. Pourquoi l’exception ? C’est ici que les narines se décoincent un peu : parce que ces derniers sont les seuls pour lesquels le fameux « bien commun » peut être invoqué. Juges, policiers, gardiens de prison et procureurs de la Couronne travaillent au bien-être collectif. Ce qui n’est absolument pas le cas, n’en déplaise au gouvernement Legault, des enseignantes, des gardiens de sécurité ou du président de l’Assemblée. À ce titre, pourquoi ne pas inclure les vidangeurs, les brigadiers scolaires et les chauffeurs d’autobus ? Tant qu’à piler sur des droits fondamentaux, assurons-nous, au moins, d’une raison valable, d’une raison de droit. C’est ce calcul qui explique le strict compromis Bouchard-Taylor, seule proposition véritablement consensuelle à ce jour, doit-on ajouter.
L’autre raison qui justifie cette mesure d’exception, c’est l’histoire du Québec. La proposition Bouchard-Taylor m’a toujours parue d’abord et avant tout comme un accommodement raisonnable face à la hantise religieuse québécoise. Une façon d’exorciser un mal qui, heureusement, n’atteint plus les plus jeunes mais empoisonne encore l’esprit des plus vieux. C’est ce même besoin d’apaisement qui explique sans doute la charte des valeurs péquiste et les velléités caquistes en matière de laïcité. Mais en voulant calmer cette hantise bien de chez nous, l’un et l’autre partis sont toujours un peu trop prompts à jeter les femmes voilées en pâture. Comment penser qu’on résout un problème en en créant un autre ? Sans parler de l’éléphant dans la pièce : les droits individuels.
La légitimité politique de toute démocratie repose, soulignons-le, sur deux choses : le respect des libertés fondamentales et le suffrage universel. Oui, les droits collectifs comptent aussi, particulièrement dans un pays où la présence de deux peuples fondateurs nous y oblige. Mais droits individuels et collectifs n’ont pas la même valeur démocratique, car seuls les premiers sont immuables et universels. Alors que la définition du bien commun change selon l’époque et les gouvernements, les droits individuels sont au coeur même d’une existence qui vaut la peine d’être vécue. Ils sont les véritables remparts de la liberté, de la dignité et de l’égalité.
Quel gouvernement voudrait en faire l’économie ?