La crise climatique, la crise migratoire, la crise des médias. La perte de confiance envers les institutions, la montée du populisme, la colère de citoyens envers leurs gouvernements, l’angoisse qui ronge de plus en plus les jeunes…
Chaque époque connaît son lot d’incertitude, bien entendu, mais force est de constater que cette époque-ci est remarquable de par son degré d’inquiétude. Selon l’auteur et professeur américain Clay Shirky, qui s’intéresse à l’effet d’Internet sur la société, l’époque que nous vivons se comparerait à celle qui sépare la Réforme protestante (1517) du Traité de Westphalie (1648). « Pendant environ 100 ans, les gens ne savaient littéralement pas quoi penser, dit-il. Les vieilles institutions ne fonctionnaient plus très bien, mais le nouveau principe organisateur, celui des États souverains [créé lors du traité de 1648], n’était pas encore établi. »
Près de 400 ans plus tard, nous voici pris d’un nouveau tournis existentiel sans savoir exactement ce qui nous attend au bout du tunnel. Une telle période de transition ne va pas sans démolition ou retour en arrière, de dire le gourou des nouvelles technologies. Attendons-nous donc à un peu plus de confusion avant d’y voir plus clair. La crise climatique fournit l’exemple : alors que la catastrophe écologique se précise de jour en jour, nos gouvernements tournent en rond, incapables de poser les gestes qui s’imposent, allant même jusqu’à poser des gestes contraires.
Mais le meilleur baromètre de ce que nous traversons en ce moment demeure sans doute les médias. Au moment où l’on se parle, les médias sont toujours écartelés entre deux modèles, l’ancien et le nouveau, une formule vieille de plus de 300 ans, une autre qui date d’à peine 20 ans. Si une majorité de gens sont au fait de la révolution numérique, combien comprennent l’ampleur du bouleversement ? Combien savent que les géants du Web (Google, Amazon, Facebook, Apple) ne constituent pas seulement de nouveaux joueurs dans le décor médiatique, mais un tout nouvel écosystème ? Un nouveau langage dont on comprend encore mal les implications.
En l’espace d’à peine 15 ans, Facebook et cie, sans produire aucun contenu original, sans payer de taxes de consommation, sans embaucher le moindre journaliste, ont chamboulé la façon de transmettre l’information. Ils ont réussi cet exploit en s’attirant les deux tiers des revenus publicitaires, le socle financier qui assurait la survie des médias depuis près de quatre siècles. Comme l’explique l’ex-rédacteur en chef du quotidien The Guardian, Alan Rusbridger, dans son minutieux compte-rendu de la transformation médiatique (The Remaking of Journalism and Why It Matters Now), il ne s’agit pas seulement d’un manque à gagner pour les médias traditionnels. Il s’agit de l’introduction d’une nouvelle façon de communiquer qui est diamétralement opposée à ce que les médias établis ont toujours privilégié.
« The Club vs the Mob », l’élite contre la foule, définit assez bien le bras de fer présentement engagé entre vieux et nouveaux médias. Traditionnellement, une petite poignée de gens, selon un processus hiérarchique bien rodé, décidait des informations que vous liriez le lendemain. Aujourd’hui, vous pouvez choisir à toute heure du jour l’information qui vous convient sur des plateformes où ni les fournisseurs de nouvelles ni les informations n’ont été vérifiés. Si on peut parler d’une démocratisation de l’information, d’une plus grande écoute également entre le public et les professionnels des médias, on peut tout autant déplorer les insultes, les fabrications et les niaiseries qui accompagnent ce flot continu.
L’homme derrière le plus vaste réseau d’amis au monde, Mark Zuckerberg, se plaît à répéter que « Facebook n’est pas un média, mais une technologie ». Un symptôme de la déresponsabilisation qui sous-tend, trop souvent, les nouvelles plateformes. Cela dit, au Canada, cette simple « technologie » supplante tous les autres médias à l’heure actuelle comme source d’information. Qu’on le veuille ou non, l’omniprésence des plateformes numériques, en fragilisant les médias traditionnels, mine également ses deux grandes forces. D’abord, la vérité, ou du moins ce qui s’en rapproche le plus : la vérification des données. Le phénomène des fake news est une indication de ce problème grandissant. Ensuite, l’effritement du « quatrième pouvoir », c’est-à-dire la capacité d’exiger des comptes des pouvoirs politiques, économiques ou autres. Moins il y aura des médias capables d’exiger des explications des autorités en place, plus la corruption, le manque de rigueur intellectuelle et les faussetés auront libre cours.
« Lorsque nous changeons la manière de communiquer, nous changeons la société », dit Clay Shirky. Or, nous sommes plongés tête première dans une vaste expérimentation de communication — par moments exaltante, par d’autres terrifiante — qui carbure aux révoltes citoyennes et à la méfiance des ordres établis. Bien malin qui saurait dire comment cette grande épopée se terminera.
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