On se demande déjà qui va signer le film, qui va jouer le rôle de la jeune Rahaf Mohammed al-Qunun, qui, en l’espace d’une semaine, a réussi à fuir son pays, sa famille, les autorités saoudiennes et thaïlandaises, à se barricader dans un réduit de l’aéroport de Bangkok tout en alertant l’opinion publique et le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés sur son sort : « Je suis en danger ! » tweetera-t-elle sans arrêt.
L’aventure hallucinante se termine, comme chacun sait, dans les bras (un peu trop insistants) de la ministre canadienne des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, à l’aéroport de Toronto, samedi dernier. Pas exactement le dénouement rêvé, Rahaf souhaitait se rendre en Australie, où elle compte au moins une amie et où il fait vraisemblablement plus chaud, mais une histoire, quand même, comme on les aime.
Notre héroïne des temps modernes est passée à un poil, en fait, d’être renvoyée dans son pays. C’est ce qui attendait, il y a deux ans, une de ses compatriotes, Dina Ali Lasloum, tentant elle aussi de fuir sa vie de prisonnière. Toute femme saoudienne, peu importe son âge, vit sous la garde constante d’un père, d’un frère ou d’un fils. Le gouvernement saoudien offre même l’aide d’un site Web pour mieux contrôler les allées et venues des femmes. Signe des temps, de plus en plus d’entre elles tentent de partir, mais l’escapade est risquée. Dans le cas de Dina Ali Lasloum, malgré ses appels désespérés transmis par vidéos depuis l’aéroport de Manille, les responsables philippins n’ont pas hésité à la remettre à sa famille.
C’est aussi ce que s’apprêtaient à faire les autorités thaïlandaises, le père et le frère de Rahaf Mohammed al-Qunun se tenant fin prêts pour exécuter le rapatriement, au moment où la pression internationale s’est mise de la partie. « Il s’en est fallu de quelques minutes pour que son destin bascule », dit un avocat mandaté par une ONG des droits de la personne qui a réussi à parler à la jeune rebelle. Devant la levée de boucliers de la part de milliers d’internautes, sans parler de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR), qui publie alors un communiqué avertissant des dangers qui guettent la Saoudienne, les autorités thaïlandaises changent leur fusil d’épaule et décident de collaborer avec le HCR plutôt qu’avec leurs vis-à-vis saoudiens.
Avis aux scénaristes : il y a un deuxième héros dans cette histoire — et, non, ce n’est pas le gouvernement Trudeau, bien qu’on le félicite d’avoir agi si rapidement. « Twitter a déjoué ce qu’on voulait qu’il m’arrive », gazouille la jeune femme de son refuge à Bangkok, y joignant une vidéo d’un responsable saoudien se plaignant à son vis-à-vis thaïlandais qu’ils auraient mieux fait de « lui enlever son téléphone plutôt que son passeport ». Au moment où les réseaux sociaux sont critiqués, à juste titre d’ailleurs, pour leur manque d’éthique et de discernement, soulignons ici précisément le contraire. Pour Rahaf Mohammed al-Qunun, Twitter s’est avéré non seulement un moyen de communication extraordinaire, mais un défenseur des droits de la personne redoutable.
Durant les trois jours qu’elle passera barricadée dans un local de l’aéroport de Bangkok, la jeune femme, tapie derrière une porte où elle a empilé tous les meubles qui l’entourent, ne manque pas une occasion de documenter, sous le mot-clic #save_rahaf, ce qui lui arrive : la confiscation de son passeport par l’ambassade saoudienne, l’arrivée sur les lieux de son père et de son frère, l’intervention des Nations unies, les traitements subis aux mains de sa famille. « Ne laissez personne vous couper les ailes, vous êtes libre. Battez-vous pour vos DROITS », écrit-elle peu de temps avant d’être relâchée. Et puis, ces deux mots : « J’ai réussi ! »
Ce happy end est malheureusement obscurci pour deux raisons. Si Rahaf Mohammed — qui n’utilise plus son nom de famille pour se distancier encore davantage de son passé — est vraisemblablement hors de danger, que dire des femmes comme elles qui vivent toujours en Arabie saoudite ? Rien n’indispose davantage Mohammed ben Salmane, le jeune prince désormais aux commandes du pays, que les voix qui osent s’élever contre le régime. Le meurtre crapuleux de Jamal Khashoggi le 2 octobre dernier en est la preuve. Tout en se présentant comme un réformateur, « MBS », l’homme qui veut supposément moderniser le Royaume des Saoud, aime donner d’une main tout en punissant de l’autre. Au moment même d’accorder aux femmes la permission de conduire, en juin dernier, il jetait en prison les cinq militantes qui revendiquaient ce droit depuis longtemps. Aux dernières nouvelles, elles y sont toujours.
L’accueil de Rahaf Mohammed au pays risque aussi d’envenimer les relations canado-saoudiennes. Personne ne se plaindra si ce nouveau froid met un terme au contrat d’armes entre le Canada et l’Arabie saoudite, un contrat qui n’aurait jamais dû être conclu, mais comment cette nouvelle tension jouera-t-elle sur le sort de Raïf Badawi, lui aussi toujours en prison ? À suivre.
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