La reprise du très controversé SLĀV, le spectacle de Betty Bonifassi et Robert Lepage annulé en juillet dernier, toujours difficilement accepté aujourd’hui, sans oublier l’humoriste (blanc) exclu de soirées d’humour pour cause de dreadlocks, la semaine dernière, nous replonge dans le bain-marie de l’appropriation culturelle. Fut un temps où le terme « accommodements raisonnables » délimitait au Québec la zone rouge des rapports interethniques. Aujourd’hui, ce sont les mots « appropriation culturelle » qui agissent comme clignotants. Danger pour quiconque s’y aventure…
Personnellement, je m’interroge sur le fossé qui sépare, encore aujourd’hui, ceux qui voient l’appropriation culturelle comme un geste de bonne volonté, un désir de comprendre, et ceux qui le conçoivent comme un vol, au mieux, une caricature. On croit tendre la main et l’autre le reçoit comme une gifle. Comment arrive-t-on à se mécomprendre à ce point ? À la sortie de la nouvelle mouture de SLĀV, jeudi soir dernier, on comptait beaucoup de spectateurs satisfaits et, en même temps, on entendait un des premiers dénonciateurs du spectacle, Lucas Charlie Rose, répéter que les artistes n’avaient toujours « pas compris ».
Pas compris ? Robert Lepage a pourtant fait son mea culpa, SLĀV a été revu et corrigé, et un documentaire (Entends ma voix) s’est fait un devoir de claironner les points de vue de tout un chacun. Que nous reste-t-il à comprendre sinon le besoin de certains militants de tracer une ligne dans le sable indépendamment des compromis envisagés ou des gestes posés ? Se complaire dans le rôle de victime serait-il, en fait, ce qu’il faudrait comprendre ?
Je n’essaie pas de ridiculiser ici un discours par moments intransigeant, certes, parfois même aberrant, d’autres le font déjà trop. Je comprends l’urgence de dénoncer « l’oppression », ce qu’on qualifie aujourd’hui de rapport de domination. Bien qu’on ait de la difficulté à l’admettre, le racisme est un vrai problème au Québec ; il est plus que temps de le crier sur la place publique. Je comprends aussi la difficulté de « contrôler son message », d’en dire trop ou de ne pas toujours avoir les bons mots. Nous sommes nombreux à être montés aux barricades pour une cause ou pour une autre, afin de dénoncer les rapports de classe ou ceux de genre, mus par ce besoin récurrent de « changer le monde », sans toujours savoir ce qu’on cherchait précisément. Je comprends la confusion qui peut nous étreindre à de tels moments.
Je sais aussi que pour être entendu, il faut mettre les poings sur la table. Si la locomotive s’apprête à sortir de la gare, il faut faire soupirer dans les chaumières. Une cause qui n’est pas perçue comme « radicale », à ses débuts, prend difficilement son envol. Mais encore faut-il savoir adapter son jeu au fur et à mesure que le train prend de la vitesse, que les gens montent à bord, que la scène évolue. C’est là, immanquablement, où le bât blesse : on a tendance à défendre sa cause comme on fait ses prières, avec les mêmes mots et la même prostration, sans admettre que les choses ont changé ou peuvent changer.
Cette difficulté de sortir de la victimisation n’est pas spécifique des jeunes militants de la trempe de Lucas Charlie Rose. Qu’il s’agisse du mouvement féministe ou syndical, des droits civiques aux États-Unis ou du nationalisme ici, rien n’est plus difficile pour un mouvement politique, surtout s’il repose sur une question identitaire (le sexe, la race, la classe sociale, la nationalité, etc.), de savoir quand changer de refrain. Quand adapter son discours à une situation qui évolue, en d’autres mots. Ce n’est pas uniquement un manque d’imagination ou de vocabulaire. C’est aussi que le seul pouvoir de tels mouvements, leur seul rapport de forces tient à leur capacité de mettre le doigt sur le bobo, d’identifier ceux et celles à qui la société tourne le dos, de rendre visible ce qui l’est pas encore. Bref, de se transformer en chantre de la dépossession.
Cette tendance à frapper inlassablement sur le même clou n’est pas spécifique non plus de la gauche. On la retrouve également au sein du mouvement souverainiste. De tous nos mouvements idéologiques, c’est celui pour qui un renouvellement de discours fait le plus cruellement défaut. Sans doute parce qu’il s’agit de la situation qui a le plus évolué au cours des dernières années. En 1960, on pouvait encore parler des « nègres blancs d’Amérique » et s’offusquer de la domination anglophone sur la minorité francophone au Québec. Mais aujourd’hui ? On a beau diaboliser le gouvernement fédéral tant qu’on peut, le gros méchant loup n’existe plus. Alors que les inégalités restent quand même vives pour les femmes, les Noirs, les travailleurs, les immigrants… on peut difficilement voir les Québécois francophones comme des losers. Tout le problème du mouvement nationaliste est là.
Peut-être faudrait-il s’inspirer de Martin Luther King, dont on célébrait l’anniversaire lundi, et de son « I have a dream ». Peut-être faudrait-il regarder plus souvent devant plutôt que toujours derrière, se rappeler là où l’on veut aller, pas seulement là d’où on vient.
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