Comment peut-on être à gauche et ne pas décrier le port de signes religieux dans la fonction publique ? écrit Nadia Alexan dans une lettre ouverte au Devoir. Comment peut-on être féministe et défendre le voile ? entend-on encore plus souvent.
Étant justement de cette gauche féministe perçue comme ayant, dans ce long débat sur la laïcité, trahi la cause, j’en profite pour répondre à ces lancinantes questions. De quelle cause s’agit-il ? L’avenir du Québec, ni plus ni moins. À l’instar de voix bien connues (Fatima Houda-Pepin, Djemila Benhabib…), Mme Alexan croit que l’intégrisme islamique représente une menace pour la société québécoise. Invoquant l’aveuglement de la gauche face aux « atrocités staliniennes », elle s’insurge qu’aujourd’hui « on banalise la lapidation, la polygamie, l’excision, le mariage infantile, les crimes d’honneur, la vengeance et la misogynie ».
Mis à part le fait qu’on peut difficilement assimiler la gauche communiste d’il y a trois quarts de siècle à la gauche sociale-démocrate d’aujourd’hui (et puis, les dérives staliniennes ont, en fait, été dénoncées à partir de leur révélation au grand jour en 1956), l’auteure ne précise jamais où exactement ces dérives totalitaires se produisent. En Arabie saoudite ? Au Québec ? Oui, le royaume Al Saoud est une ignominie et la forme d’islam qu’il prône, un enfer, tout particulièrement pour les femmes. Mais depuis quand légifère-t-on chez soi en fonction de ce qui se passe dans un pays isolé de la planète ?
Au Québec, faut-il le rappeler, les musulmans forment seulement 3 % de la population et sont moins pratiquants que la majorité catholique : 62 % d’entre eux ne vont jamais à la mosquée comparativement à 25 % des catholiques qui ne fréquentent jamais l’église. Une femme sur dix seulement porte le voile, environ 150 sur une population de 150 000. C’est une communauté qui est plus éduquée que les Québécois de souche : 48 % des hommes et 41 % des femmes ont un diplôme universitaire, environ deux fois plus que la Québécoise ou le Québécois moyens. L’éducation, on le sait, milite contre l’obscurantisme religieux : plus une population est éduquée et moins elle est croyante, règle générale.
De quoi avons-nous donc peur ? Sinon, pour citer Franklin D. Roosevelt, de la peur elle-même ? En quoi une poignée de femmes voilées, puisqu’on revient toujours à elles, menace-t-elle nos valeurs ou notre avenir ? En quoi est-ce ouvrir la porte à la lapidation, à la polygamie et aux crimes d’honneur ? Tout extrémisme, bien sûr, sème la crainte, mais rien n’indique que ces femmes-là s’inscrivent à cette enseigne. C’est non seulement leur faire injure que de supposer qu’elles sont incapables d’exercer leur libre arbitre, ou de s’intégrer, c’est mécomprendre les libertés démocratiques que de légiférer à leur insu.
Seuls les régimes autoritaires dictent à leurs sujets le comportement — vestimentaire ou autre — qu’ils doivent adopter. Les démocraties, elles, n’exigent pas un seul et unique modèle. C’est pourquoi on veut y vivre. La liberté de conscience vaut la peine d’être défendue non pas parce qu’elle nous conforte dans nos opinions, mais parce qu’elle nous oblige à admettre que d’autres opinions existent.
On pourrait donc discuter longtemps sur qui de la gauche, devant une question aussi fondamentale que la laïcité, « se trompe lourdement ». Rappelons, d’ailleurs, que le terrorisme islamiste n’est pas le fléau numéro 1 de l’Occident. Partout sur la planète, le terrorisme est en baisse depuis quelques années. On n’a qu’à constater ce qui se passe chez nos voisins pour comprendre que la véritable menace n’est ni la religion ni la culture venues d’ailleurs, mais tout simplement la peur de l’Autre.
Aux États-Unis, « près des deux tiers des attaques terroristes sont le fait d’extrémistes de droite motivés par des sentiments racistes, antimusulmans, antisémites, homophobes, xénophobes ou antigouvernementaux ». La tuerie à la synagogue de Pittsburgh est le dernier exemple de cette fracture qui, les insinuations malveillantes de Trump à propos des « criminels et des inconnus moyen-orientaux » aidant, s’opère de plus en plus entre les citoyens blancs de souche et les soi-disant envahisseurs. En Europe, à la suite des migrations massives des dernières années, un phénomène semblable prend forme. Et ici, l’attentat de la grande mosquée de Québec est là pour nous rappeler que la peur des musulmans est un problème bien plus réel que les pratiques musulmanes comme telles.
Arrêtons de crier au loup. Sinon, la peur risque de nous avaler tout rond.