Demain, tous les regards se tourneront vers Washington. C’est là, devant la Commission judiciaire du Sénat, où siègent onze républicains et dix démocrates, mais seulement quatre femmes, que Christine Blasey Ford expliquera ce qui se serait passé, il y a 36 ans, entre elle et le candidat désigné à la Cour suprême, Brett Kavanaugh. Alors qu’ils étaient tous deux adolescents, Mme Ford aurait été entraînée dans une chambre, clouée à un lit et agressée sexuellement, la main de son assaillant fermement plantée sur sa bouche. « Il aurait pu me tuer par inadvertance », dit-elle. Brett Kavanaugh nie toutes ces allégations catégoriquement.
Ce bras de fer entre un homme de pouvoir et une femme qui, il y a encore 10 jours, était inconnue du public est instructif à maints égards. En l’observant du petit bout de la lorgnette, on voit ici un autre exemple de lutte sans merci entre républicains et démocrates, féroce partisanerie que l’élection de Donald Trump a rendue plus féroce encore. L’ascension de M. Kavanaugh à la Cour suprême assurerait une prépondérance de votes conservateurs pour des années à venir et menacerait, croit-on, le droit à l’avortement, ceux des minorités sexuelles et d’autres. De là l’empressement démocrate à étaler les griefs de Mme Ford et du côté républicain à n’y voir que du feu.
Mais le spectacle de cette femme qui prend son courage à deux mains — Christine Blasey Ford a reçu plusieurs menaces de mort et a dû changer de domicile — a aussi une tout autre signification. Il représente la dernière confrontation entre des femmes en colère, fatiguées d’être pelotées sans vergogne, outrées de ne pas être prises davantage au sérieux et un système patriarcal qui, si l’on en juge à l’homme qui se trouve aujourd’hui à la tête des États-Unis, sans parler des agressions sexuelles qui perdurent, n’a visiblement pas dit son dernier mot. Cette vague de dénonciations sans précédent, on la connaît sous l’appellation #MeToo (#MoiAussi).
Depuis les accusations contre Harvey Weinstein il y a un an, ce mouvement est devenu mondial et a entraîné la destitution de chefs de cuisine comme de chefs d’orchestre, d’acteurs, d’animateurs, de journalistes et d’hommes d’affaires, ici comme ailleurs. Mais cette confrontation n’est nulle part plus appréciable ni plus importante qu’à Washington, où la polarisation hommes-femmes a débuté bien avant les dénonciations du célèbre producteur de cinéma. En 1991, en fait, alors que la première femme à prendre son courage à deux mains, Anita Hill, dénonçait un autre candidat à la Cour suprême pour harcèlement sexuel, Clarence Thomas.
On connaît la suite. Le comité sénatorial, composé uniquement d’hommes blancs à l’époque, a eu la peau d’Anita Hill, une femme noire qu’on décrira comme « a little bit nutty and a little bit slutty » (un peu folle et un brin putain), alors que Clarence Thomas, lui, accédera sans problème à un des plus prestigieux postes au pays. Cela dit, l’humiliation publique de la jeune juriste aura un effet insoupçonné sur les femmes qui, l’année suivante, se présenteront en grand nombre aux élections de mi-mandat.
En 2016, la défaite de Hillary Clinton aux mains de Donald Trump aura le même effet sur les femmes — mais multiplié par 10. Après être descendues dans la rue par milliers, les femmes organisent aujourd’hui la « résistance » au tripoteur en chef par le biais des urnes. Aux élections de mi-mandat en novembre, elles seront deux fois plus nombreuses à briguer un poste au Congrès américain. La vague de dénonciations survenue dans la foulée de l’affaire Weinstein, en octobre 2016, ne fera que consolider ce ras-le-bol chez les femmes qui cherchent, plus que jamais, à être entendues.
Demain, donc, le témoignage de Christine Blasey Ford devant la commission sénatoriale a le potentiel de marquer un tournant pour ce qui est de la politique américaine et, surtout, l’égalité des femmes. « À la vue de tout ce qui s’est passé depuis deux ans, les femmes de ce pays s’attendent à des réponses, dit la directrice de Planned Parenthood, Dawn Laguens. Sommes-nous respectées ? Sommes-nous crues ? Sommes-nous égales ? »
Contrairement à Anita Hill en 1991, il ne s’agit plus d’une seule femme jetée dans la fosse aux lions, mais d’une femme derrière qui se dressent des milliers d’autres femmes aujourd’hui. Christine Blasey Ford a également l’opinion publique derrière elle, signe de la crédibilité grandissante des femmes sur la place publique. Sans parler du fait qu’une autre femme dénonce maintenant Brett Kavanaugh pour agression sexuelle.
Serait-ce suffisant pour influencer l’establishment politique, toujours majoritairement masculin ? Les paris sont ouverts.