l y a longtemps que nous n’avons pas discuté de liberté artistique au Québec. Soixante-dix ans, en fait, au moment où Refus global (1948)mettait en charpie la notion d’une province docile où rien, selon l’expression consacrée, ne devait « changer ». En exigeant la fin « de l’assassinat du présent et du futur », de l’ignorance, du repli sur soi et de la « pudibonderie excessive », cet énorme pavé dans la mare a tracé les contours d’une société nouvelle, le Québec de la Révolution tranquille et d’après.
La liberté que les 15 artistes regroupés autour de Paul-Émile Borduas réclamaient pour eux-mêmes, c’est tout le Québec qui en a bénéficié. C’est peut-être pourquoi on s’émeut encore trop peu, à mon avis, de l’annulation coup sur coup de SLĀV et Kanata de Robert Lepage et associés. La liberté artistique étant non seulement une des assises du Québec moderne, mais sa plus spectaculaire distinction, la tiendrions-nous, peut-être, un peu trop pour acquise ?
Personne ne remet en question, encore une fois, la légitime colère des Noirs ou des Autochtones grossièrement sous-représentés, encore aujourd’hui, sur scène ou ailleurs. Mais peut-on vraiment croire qu’une erreur de jugement, reconnue par Lepage lui-même, méritait une telle sanction ? Deux spectacles de théâtre annulés du jour au lendemain ? Deux spectacles prometteurs, non seulement sur le plan artistique, mais par son contenu inusité ? Deux spectacles de Blancs voulant parler pour une fois des Autres ?
Passez-moi l’expression, mais ça s’appelle de la pudibonderie excessive, version postmoderne.
La responsabilité ultime d’un tel gâchis ne repose pas tant chez les manifestants qui portent des griefs légitimes (bien que souvent mal articulés), mais plutôt chez leurs intermédiaires, les producteurs commerciaux qui n’auraient jamais dû baisser pavillon. Si jadis, les forces de l’ordre étaient par définition frileuses, aujourd’hui, ce sont les gros investissements qui grelottent. La peur de perdre des ventes ou simplement leur réputation a fait fuir le Festival de jazz de Montréal (SLĀV), puis le Park Avenue Armory à New York (Kanata).
Il s’agit pourtant de deux gigantesques boîtes culturelles où le « risque » fait partie de la marque de commerce, des entreprises qui ne donnent pas dans la guimauve ou le convenu. Curieusement, leur réputation de cascadeurs, loin de les enhardir quant à la controverse, les a fait fuir encore plus vite. Étant eux-mêmes des organisations vouées à présenter des voix dissidentes, peut-être se sont-ils montrés un peu trop sensibles à la cacophonie ambiante ? Car plutôt que de monter aux barricades pour défendre leur production, ce qui aurait été normal de leur part, ils ont choisi d’endosser la contestation politique en larguant bêtement leur propre représentation artistique.
C’est dire combien les temps ont changé. Combien le pouvoir de la rue est maintenant chose bien établie. Le combat pour la liberté d’expression est beaucoup plus compliqué aujourd’hui, parce qu’il a très peu à voir avec un État répressif imposant ses règles à une population largement impuissante. Aujourd’hui, c’est la population qui, loin d’être soumise et repliée sur elle-même, exige une autre façon de faire par rapport à l’establishment culturel, politique ou autre. Les rôles ont été complètement renversés en d’autres mots. Alors que l’État veillait au grain jadis et que la police administrait les coups de pied au cul au besoin, aujourd’hui, ce sont les militants qui veillent au grain et les gros producteurs qui jouent les gardiens de l’ordre.
Mais venons-en à l’essentiel : ce n’est pas « parce qu’on est en 2018 », à un moment où la question des minorités et surtout celle des Autochtones est devenue incontournable qu’il faudrait oublier le danger de laisser les revendications politiques dicter le comportement des artistes. Peu importe si les revendications idéologiques viennent aujourd’hui d’en bas, plutôt que d’en haut, comme dans le temps de Duplessis, le danger est, sinon toujours de la même envergure, toujours présent.
Le danger est celui d’avoir seules les idées qui ont été préalablement approuvées en circulation. Seul ce qui correspond à la ligne d’action politique du jour sur la place publique. Dans le cas de SLĀV et de Kanata, les objections politiques des uns, renforcées par la peur financière des autres, ont fait taire ce qui aurait dû être entendu. C’est bel et bien des cas de censure d’autant plus inadmissibles qu’on est, justement, en 2018. Devant un tel dérapage, il faut se demander, à l’instar du chef du PQ, Jean-François Lisée, si le gouvernement québécois n’a pas effectivement la responsabilité de lever cette interdiction de parole.
Comme disaient les signataires de Refus global : « Faites de nous ce qu’il vous plaira, mais vous devez nous entendre. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire