« Monsieur Trudeau, êtes-vous tolérant, vous, envers les Québécois de souche ? ! » Après Maxime Bernier, c’était au tour d’une certaine Diane Blain, lors d’un rassemblement en Montérégie, d’accuser le chef libéral de « multiculturalisme extrême », c’est-à-dire d’ouvrir les bras aux « immigrants illégaux » bien avant les Québécois eux-mêmes. Bien que la querelle opposant le provincial au fédéral sur cette question date d’un demi-siècle, elle est particulièrement emportée par les temps qui courent. L’apparition de groupes identitaires, dont Mme Blain serait sympathisante, ou d’électrons libres comme M. Bernier, n’est pas la seule raison de cette véhémence.
Le multiculturalisme est une réalité aujourd’hui alors qu’il était tout juste une stratégie politique lorsque Trudeau père introduisit, en 1971, la notion d’un pays « sans culture dominante ». À l’époque, le multiculturalisme est essentiellement symbolique, une façon de mieux faire passer le bilinguisme comme politique officielle (et, bien sûr, de contrer les ardeurs indépendantistes) en reconnaissant la « contribution de divers groupes ethniques ». Mais peu de Canadiens s’y reconnaissent. On mettra plusieurs décennies avant d’y voir un véritable miroir de la réalité canadienne ou, encore, un objet de fierté.
Aujourd’hui, le multiculturalisme est devenu l’identité canadienne par excellence, et tout le monde, à commencer par Trudeau fils, le défend avec une énergie toujours renouvelée. « Il n’y a pas de place au Canada pour l’intolérance ! », martela le premier ministre jeudi dernier. Un discours qui lui vaut les applaudissements non seulement de ses partisans, mais aussi de la communauté internationale en général. Il faut admettre que l’expérience canadienne a bien marché. Le Canada est constamment immigration-history/canadian-multiculturalism-policy-1971">parmi les pays qui réussissent le mieux l’intégration des nouveaux arrivants, en plus d’être celui qui reçoit le plus d’immigrants au monde.
Cela dit, le nouveau visage du Canada, tel qu’il est incarné par Justin Trudeau, n’est pas sans faille. Si sa compassion envers les réfugiés et les immigrants est tout à son honneur — il suffit d’entendre les adeptes de l’exclusion cracher leur amertume pour s’en convaincre —, il y a un prix à payer à ne pas avoir « d’identité fixe » ou de « courant dominant », pour reprendre les termes utilisés par Trudeau lui-même. À tant vouloir défendre les droits de tout un chacun, il y a une vue d’ensemble, un souci de la collectivité, qui finit par se perdre. Un exemple ? Le déboulonnage de la statue de John A. Macdonald à Victoria, récemment, sans qu’aucun politicien, encore moins le gouvernement fédéral, en dise un traître mot.
Macdonald est un homme bourré de défauts, certes, et, oui, un des instigateurs des pensionnats autochtones. Père de la Confédération, il rêvait de relier nos vastes arpents de neige par chemin de fer afin de faciliter la colonisation de l’Ouest. Sa décision de vider le territoire d’Autochtones afin de mieux réaliser sa mission est odieuse, bien sûr, bien que cela ait été une idée répandue à l’époque. On peut très bien comprendre que les communautés autochtones voient le patriarche du pays comme un bourreau, mais il s’avère qu’il demeure aussi un héros. Comme dit le Globe and Mail, « même si nous éliminions toutes les effigies de [Macdonald], si nous effacions son nom de toutes les écoles et de toutes les autoroutes, le Canada serait toujours là comme un monument à lui ».
Bref, le problème du multiculturalisme aujourd’hui ne consiste pas tant en sa supposée trahison du Québec qu’en son incapacité de défendre le Canada lui-même. De la même façon que le souci québécois de préserver la langue et la culture françaises, qui sont des droits majoritaires, nous rend parfois insensibles aux droits individuels, la préoccupation de plus en plus tatillonne du gouvernement fédéral pour les droits minoritaires le rend parfois insensible à la majorité. À chacun ses ornières, si l’on veut. D’un côté, la peur de « disparaître » qui, trop souvent, ouvre la voie à l’exclusion. De l’autre, la rectitude politique, qui laisse libre cours au révisionnisme et à la négation de l’histoire. Après la « tyrannie de la majorité » que redoutait tant Alexis de Tocqueville, voici donc celle de la minorité. Si la première est effectivement beaucoup plus inquiétante, la réalité ne se trouve pas moins tronquée dans un cas comme dans l’autre.
Au Québec comme au Canada, il nous faudrait tous, en fait, avoir un peu moins peur. Moins peur de l’Autre, au Québec, et moins peur de Soi, d’une identité qui lui soit propre, au Canada. C’était une aberration en 1971 de prétendre que ce pays était « sans culture dominante » et ce l’est tout autant aujourd’hui.