Le chef cuisinier le plus populaire et le plus médiatisé du Québec, Ricardo Larrivée, s’est retrouvé sur des affiches aux murs de l’école Gérard-Fillion de Longueuil cette semaine. Comme si sa popularité dans les foyers québécois et auprès du ministre de l’Éducation Sébastien Proulx, qui l’a choisi pour « repenser l’école », ne suffisait pas, Ricardo est également l’idole de Laberge Services alimentaires (LSA), gérant de cafétéria dans plusieurs entreprises et écoles québécoises.
« L’objectif, c’est d’encourager les gens de chez nous », dit la dirigeante de LSA. Seulement, Ricardo s’encourage suffisamment lui-même. A-t-il vraiment besoin d’aide ? En plus d’être le roi de la « recette de la semaine », des livres de cuisine les plus vendus, du vin Ricardo, du tire-bouchon Ricardo, du tablier Ricardo, de tous les articles inimaginables Ricardo… faudrait-il, en plus, lui accorder le monopole du « bien manger » ? Car c’est bien sûr la justification de cette promotion gratuite. Les « Journées Ricardo » seraient une invitation à manger savoureusement mais convenablement à l’école ou ailleurs, selon Julie Laberge.
Je n’ai rien contre Ricardo, dont j’apprécie la quantité phénoménale de recettes-coups de pouce, à la portée de la femme ou de l’homme ordinaire qui, comme moi, n’a aucune envie de passer des heures dans la cuisine. Saviez-vous d’ailleurs que l’oppression des femmes est directement proportionnelle au temps qu’elles passent dans la cuisine ? Cette théorie a du moins longtemps circulé. Bref, le monde a besoin, sinon de plus, au moins d’un peu de Ricardo. M. Larrivée a également désavoué cette promotion, pour laquelle il n’avait pas été consulté, ce qui est tout à son honneur.
J’en veux, plutôt, au principe de la recette facile pour guérir nos plaies, cette tendance à donner dans le « concept » et le vedettariat plutôt que de s’attaquer aux problèmes de fond. Une bonne alimentation demeure un atout indéniable, c’est sûr, mais en quoi « manger Ricardo » ajoute-t-il des ressources à l’école ? En quoi cela aide-t-il la littératie chez les garçons et l’estime de soi chez les filles ? En quoi cela s’attaque-t-il à un problème qui ne fait qu’augmenter et dont on parle encore trop peu : l’anxiété chez les jeunes ?
Aux États-Unis, des études démontrent que l’anxiété est à la hausse chez les enfants et les adolescents depuis les années 1950. Au Canada, les indicateurs de santé mentale pour ces mêmes catégories ont constamment augmenté depuis 1990. « L’anxiété est une réaction qui surgit en présence de situations jugées menaçantes », disent les experts. On croirait la petite enfance et même l’adolescence à l’abri de ces cahots typiques de l’âge adulte. Mais plus aujourd’hui.
J’ai parlé à une directrice d’école qui a récemment intercepté un enfant de 10 ans qui « s’en allait se jeter devant une voiture », disait-il. Selon un sondage Léger (2016), 34 % des enfants de 11 ans et moins et 60 % des 12 à 17 ans vivent un stress qu’on n’associe pas à leur âge ; 13 % prennent des antidépresseurs et 6 %, des anxiolytiques. « Des enfants en crise, qui frappent des adultes, on voyait peu ça il y a 10 ans », dit Valérie Carle. S’il s’agissait d’adultes, ajoute-t-elle, « il y a longtemps qu’ils seraient en arrêt de travail ».
Comment expliquer cette crise chez les jeunes ? D’abord, la perception de l’école a radicalement changé depuis 50 ans. Souvent critiqués par les parents, les enseignants sentent «le manque de confiance, c’est comme si on ne nous voyait plus comme des professionnels », dit la directrice. On est loin ici de l’école d’antan merveilleusement décrite par l’auteure Annie Ernaux : « Le droit de poser des questions n’appartenait qu’aux professeurs […] On était fiers comme d’un privilège d’être contraints à des règles strictes et à l’enfermement. »
En plus d’une certaine dévaluation de l’école, accompagnée très souvent d’une surprotection des enfants (les fameux enfants-rois), il y a l’environnement plus large qui ajoute aux troubles anxieux. Les réseaux sociaux, notamment, ont complètement redéfini la notion d’adolescence. À partir de 12 ans aujourd’hui, profil Facebook ou Instagram à l’appui, on gère sa vie sur la place publique comme une petite entreprise. « Nous sommes tous devenus de petits volcans, dit une ado américaine. La pression est constante à cause de nos téléphones, de nos relations, de ce qui se passe dans le monde. »
Nous vivons aujourd’hui un « changement culturel », alimenté par la révolution numérique et la perte de prestige des institutions, dont le phénomène Ricardo fait d’ailleurs partie. La solution ? Plus de psychologues, moins de tape-à-l’oeil.
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