Les signes religieux « ostentatoires » reviennent nous hanter. Réjouissons-nous. Bien que rien ne soit plus pénible que de discuter du bien-fondé de se couvrir la tête au nom de Dieu (la souveraineté, c’est une promenade en pédalo en comparaison), l’abcès est loin d’être crevé. Alors, bouchons-nous le nez et plongeons.
D’abord, contrairement à ce qu’écrivait ici le juriste François Côté, il n’existe pas de « consensus fort » concernant l’inadmissibilité du port de signes religieux par les juges, les policiers ou les gardiens de prison. La preuve ? Une des deux personnes derrière cette recommandation, Charles Taylor, a elle-même changé d’idée. Si le consensus n’existe plus entre les commissaires Bouchard et Taylor, comment existerait-il au sein de la population ? Puis, le conseiller Marvin Rotrand aurait-il aussi naïvement proposé d’accorder aux policiers montréalais le droit au couvre-chef religieux, et la mairesse Valérie Plante d’opiner du bonnet, s’il était clair que la pratique est à ce point inacceptable ? Et que dire de Philippe Couillard qui ne semble pas lui non plus désapprouver cet ajout vestimentaire ?
Le consensus, je le répète, est loin d’être établi. Pour de bonnes raisons. D’abord, il n’y a jamais eu, ni pendant ni après la commission Bouchard-Taylor, de véritables discussions sur la laïcité. La charte des valeurs proposée par le gouvernement Marois a voulu se rapprocher d’un tel débat mais, après avoir éliminé le mot « laïcité » de son projet de loi, comment se surprendre qu’on y soit allé, ici aussi, avec le dos de la cuillère ?
C’est d’ailleurs le grand mérite du texte de François Côté d’exposer clairement les deux principales applications de ce qu’on nomme, depuis la Révolution française, la « séparation de l’Église et de l’État ». Principe fondamental aujourd’hui bien établi, la façon de le mettre en pratique s’articule différemment selon qu’on soit de souche française ou de souche britannique, explique l’avocat. Alors que la laïcité française exclut complètement les signes religieux de la place publique au nom des droits collectifs, le fameux vivre ensemble, le sécularisme anglo-saxon, lui, privilégie une « absence de régulation du religieux » au nom des droits individuels.
L’erreur de Me Côté, à mon avis, est de ne pas reconnaître la double, ou même triple, nature du Québec — placé ici résolument sous l’étiquette franco-européenne. Oui, nous sommes de souche française, mais nous avons aussi été colonisés par les Anglais et nos manières, notre façon de vivre aujourd’hui, sont bien davantage américaines qu’européennes (nonobstant le droit civil). C’est l’autre raison pourquoi, sur l’épineuse question des signes religieux, le consensus n’existe toujours pas. Nous sommes littéralement pris entre l’arbre et l’écorce, entre deux conceptions de la justice sociale qui ont chacune leur raison d’être.
Droits collectifs
Les Québécois, pour des raisons historiques évidentes, ont une affection toute particulière pour les droits collectifs. Tant mieux. Mais il faut arrêter de voir les droits individuels comme quelque chose d’extérieur à nous. La démocratie que nous connaissons, que nous prisons, est après tout assise davantage sur les droits individuels que sur les droits collectifs. Le droit de vote, la liberté de mouvement, de conscience, d’association… proviennent tous de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le socle sur lequel la démocratie s’est reconstruite après deux grandes guerres.
Dans un essai publié récemment dans le New York Times, le journaliste Bret Stephens dresse la liste de ce qui constitue, selon lui, la « grandeur d’un pays ». Première caractéristique : « la façon dont nous traitons ceux qui ne nous ressemblent pas ». La démocratie n’est pas autre chose que cette capacité d’accommoder la différence tout en préservant l’harmonie. Pour revenir aux signes religieux, y aurait-il moyen pour nous, francophones en terre d’Amérique, d’accommoder à la fois la diversité, chère aux Anglo-Saxons, et la neutralité, chère aux Français ?
C’est précisément ce que visait la commission Bouchard-Taylor, rappelons-le, en recommandant une grande ouverture aux pratiques religieuses, à l’exception notoire des représentants de l’État « ayant un pouvoir de coercition ». Les droits individuels doivent avoir préséance, en d’autres mots, sauf dans le cas des juges, policiers et gardiens de prison, investis, eux, d’un pouvoir collectif, celui de maintenir l’ordre. Je suis d’accord ici avec M. Côté qu’une telle « charge civique » l’emporte sur les convictions personnelles et justifie le recours à la neutralité. Mais encore faudrait-il s’entendre sur le fait qu’il s’agit bel et bien d’une exception. Ce qui, à en juger par le discours ambiant, est loin d’être le cas.
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