Derniers jours de l’année, dernier tour de vis avant de pouvoir baisser
pavillon, cesser toutes activités dites professionnelles et plonger dans cette
parenthèse bienveillante, cette interface bénie qu’est le congé de Noël.
J’ai toujours eu un faible pour ce temps-ci de l’année, cet espace-ouate
à odeur de sapin où la bonté, les réjouissances et jusqu’à l’amour semblent plus
abondants que d’ordinaire. Comme le proverbial soldat français qui quitte sa
tranchée pour tendre la main à son ennemi juré, son vis-à-vis allemand*, c’est
un moment de grâce qui, au-delà de la tourtière, de l’aspic aux couleurs de
Noël et des farces de mononcle, nous aide à nous aimer ou, en tout cas, à nous
endurer davantage. C’est un moment de trêve bienheureux et un souverain rappel de
ce que c’est que d’être humain, ce sentiment d’être connecté, malgré les
ressentiments et les différences, les uns aux autres.
Ce sont ces moments de communion et de vérité profondes que les réseaux
sociaux sont justement en train de détruire, dit celui qui a travaillé à les
mettre en place, Chamath Palihapitiya. Né au Sri Lanka mais élevé et éduqué en Ontario, l’ex
vice-président chargé d’augmenter la croissance chez Facebook est le dernier en
lisse à dénoncer les effets pervers de « ces béquilles numériques qui nous font à tout moment trébucher hors de
la réalité », comme le lamentait le collègue Jean-François Nadeau cette
semaine**.
Devant les diplomés de l’université
Stanford en Californie, M. Palihapitiya s’en est pris de front à Facebook
« Si vous nourrissez la bête, la bête vous détruira », dit-il. Selon
lui, le système de réaction en boucles qu’il a participé à créer, pouces en l’air et flot de petits cœurs
ininterrompus à l’appui, est en train « de détruire la façon que la
société fonctionne »***. En affectant la manière que les gens
interagissent entre eux, nous serions en train de créer un monde où « la
désinformation et l’insulte courent les rues et où la coopération et le débat
public intelligent font défaut », dit l’homme qui refuse désormais de
participer à « cette merde ».
Chamath Palihapitiya n’est pas seul.
De plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer les réseaux sociaux. En août
dernier, Roger McNamee, un des premiers investisseurs dans Facebook, accusait l’entreprise de créer « des menaces à la santé publique et à la
démocratie », en utilisant notamment « des
techniques de persuasion développées par
l’industrie du jeu »***. En novembre, le premier PDG de Facebook, Sean
Parker, en a rajouté en admettant que les fondateurs « savaient qu’ils
créaient quelque chose d’addictif en exploitant une vulnérabilité de la
psychologie humaine »****. Cette vulnérabilité est bien sûr le besoin de
se faire « aimer », cette soif intarissable de validation chez les humains.
Au moment de développer le
logiciel pour Facebook, dit M. Parker, la préoccupation première était « comment
pouvons-nous accaparer votre temps et votre attention au maximum? ». Des hackers comme lui ont alors eu l’idée du
petit bouton « like » qui déclencherait inévitablement une charge de
dopamine, encourageant ainsi l’utilisateur de télécharger le contenu. À ce
moment-là, les concepteurs de Facebook étaient loin de s’imaginer qu’une
dizaine d’années plus tard, leur petit Frankenstein compterait deux milliards
d’accros. Ou encore que les insultes gratuites et les fausses informations
pulluleraient, que des canulars, comme celles parlant d’un réseau d’enlèvement
d’enfants en Inde, causeraient de vraies morts*****, que la patrie de Putin y
verrait une façon d’influencer les élections américaines et que le fisc, lui, y
trouverait une façon de garder les contribuables à l’œil******. Sans parler de
cannibaliser les producteurs de contenu sans jamais leur verser une cenne.
Bien sûr, il n’y a pas que du négatif dans les réseaux sociaux. On y
trouve également une façon exceptionnelle de rejoindre le simple citoyen,
d’organiser des élections ou promouvoir des événements. Une façon drôlement
efficace de multiplier les informations et de connecter ce vaste monde, d’un
lointain horizon à l’autre. Mais à l’instar de Chamath Palihapitiya le temps est peut-être venu de se demander à qui
toutes ces prouesses informatiques profitent, au juste. Selon lui, nous avons
l’obligation morale aujourd’hui, non seulement de créer de nouvelles règles pour
gérer les réseaux sociaux, mais de se demander jusqu’où nous sommes prêts à aller
dans notre éternelle quête d’auto-gratification.
« Vous ne le réalisez pas mais
vous êtes en train d’être programmés », dit-il.
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