mercredi 20 décembre 2017

Le divin enfant

Derniers jours de l’année, dernier tour de vis avant de pouvoir baisser pavillon, cesser toutes activités dites professionnelles et plonger dans cette parenthèse bienveillante, cette interface bénie qu’est le congé de Noël.  

J’ai toujours eu un faible pour ce temps-ci de l’année, cet espace-ouate à odeur de sapin où la bonté, les réjouissances et jusqu’à l’amour semblent plus abondants que d’ordinaire. Comme le proverbial soldat français qui quitte sa tranchée pour tendre la main à son ennemi juré, son vis-à-vis allemand*, c’est un moment de grâce qui, au-delà de la tourtière, de l’aspic aux couleurs de Noël et des farces de mononcle, nous aide à nous aimer ou, en tout cas, à nous endurer davantage. C’est un moment de trêve bienheureux et un souverain rappel de ce que c’est que d’être humain, ce sentiment d’être connecté, malgré les ressentiments et les différences, les uns aux autres.

Ce sont ces moments de communion et de vérité profondes que les réseaux sociaux sont justement en train de détruire, dit celui qui a travaillé à les mettre en place, Chamath Palihapitiya. Né au Sri Lanka mais élevé et éduqué en Ontario, l’ex vice-président chargé d’augmenter la croissance chez Facebook est le dernier en lisse à dénoncer les effets pervers de « ces béquilles numériques qui nous font à tout moment trébucher hors de la réalité », comme le lamentait le collègue Jean-François Nadeau cette semaine**.

Devant les diplomés de l’université Stanford en Californie, M. Palihapitiya s’en est pris de front à Facebook « Si vous nourrissez la bête, la bête vous détruira », dit-il. Selon lui, le système de réaction en boucles qu’il a participé à créer, pouces en l’air et flot de petits cœurs ininterrompus à l’appui, est en train « de détruire la façon que la société fonctionne »***. En affectant la manière que les gens interagissent entre eux, nous serions en train de créer un monde où « la désinformation et l’insulte courent les rues et où la coopération et le débat public intelligent font défaut », dit l’homme qui refuse désormais de participer à « cette merde ».

Chamath Palihapitiya n’est pas seul. De plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer les réseaux sociaux. En août dernier, Roger McNamee, un des premiers investisseurs dans Facebook, accusait l’entreprise de créer « des menaces à la santé publique et à la démocratie », en utilisant notamment « des techniques de persuasion développées par l’industrie du jeu »***. En novembre, le premier PDG de Facebook, Sean Parker, en a rajouté en admettant que les fondateurs « savaient qu’ils créaient quelque chose d’addictif en exploitant une vulnérabilité de la psychologie humaine »****. Cette vulnérabilité est bien sûr le besoin de se faire « aimer », cette soif intarissable de validation chez les humains.

Au moment de développer le logiciel pour Facebook, dit M. Parker, la préoccupation première était « comment pouvons-nous accaparer votre temps et votre attention au maximum? ».  Des hackers comme lui ont alors eu l’idée du petit bouton « like » qui déclencherait inévitablement une charge de dopamine, encourageant ainsi l’utilisateur de télécharger le contenu. À ce moment-là, les concepteurs de Facebook étaient loin de s’imaginer qu’une dizaine d’années plus tard, leur petit Frankenstein compterait deux milliards d’accros. Ou encore que les insultes gratuites et les fausses informations pulluleraient, que des canulars, comme celles parlant d’un réseau d’enlèvement d’enfants en Inde, causeraient de vraies morts*****, que la patrie de Putin y verrait une façon d’influencer les élections américaines et que le fisc, lui, y trouverait une façon de garder les contribuables à l’œil******. Sans parler de cannibaliser les producteurs de contenu sans jamais leur verser une cenne.

Bien sûr, il n’y a pas que du négatif dans les réseaux sociaux. On y trouve également une façon exceptionnelle de rejoindre le simple citoyen, d’organiser des élections ou promouvoir des événements. Une façon drôlement efficace de multiplier les informations et de connecter ce vaste monde, d’un lointain horizon à l’autre. Mais à l’instar de Chamath Palihapitiya le temps est peut-être venu de se demander à qui toutes ces prouesses informatiques profitent, au juste. Selon lui, nous avons l’obligation morale aujourd’hui, non seulement de créer de nouvelles règles pour gérer les réseaux sociaux, mais de se demander jusqu’où nous sommes prêts à aller dans notre éternelle quête d’auto-gratification.


« Vous ne le réalisez pas mais vous êtes en train d’être programmés », dit-il.

mercredi 13 décembre 2017

Le ridicule ne tue pas...

On en vit, disait l’écrivain français Henri Jeanson. Après la semonce à un restaurant italien de Montréal pour avoir écrit « pasta » sur son menu, voici l’amende de 682 $ au Théâtre du Trident de Québec pour une cigarette fumée sur scène. Le zèle de certains agents à appliquer la loi coûte que coûte, peu importe le contexte ou le gros bon sens, atteint parfois des sommets. J’ai déjà été arrêtée à Edmonton pour avoir traversé la rue sur un feu rouge à 2 h du matin, en plein hiver, alors qu’il n’y avait pas l’ombre d’une auto ni d’ailleurs d’une autre personne que moi dans la rue. Edmonton étant ce qu’il est. M’étant plainte que Montréal était quand même un peu plus compatissante envers la piétonne frigorifiée, on m’a achevée en me disant : « À Rome, fais comme les Romains. »

Mais il n’y a pas que les fonctionnaires acharnés qui beurrent épais. Il y a 10 jours, les députés de l’Assemblée nationale se sont levés un à un pour condamner l’utilisation du mot « hi » au centre-ville de Montréal. Il ne s’agit pourtant pas d’un juron, d’une injure raciste ou d’un faux pas xénophobe. Il s’agit au contraire de la façon la plus courante de saluer les gens, en anglais, en Amérique. Pour ce qui est de cet autre mot anglais qu’on entend bien davantage, un qui est de toutes les sauces, sur toutes les scènes et dans toutes les bouches, l’ineffable fuck, il circule toujours librement. Il n’y aurait pas de menace à la langue française, semble-t-il, dans ce cas-là.

Sans minimiser la question de la vulnérabilité du français en terre d’Amérique, sans minimiser non plus la mentalité de colonisé d’un certain gérant d’Adidas de Montréal, que croyaient accomplir nos élus, au juste, à jouer les boeufs musqués ? Cet animal très particulier attaque en sautant droit dans les airs pour ensuite s’abattre de tout son poids, multiplié ainsi par trois, sur son adversaire. Si on calcule un poids moyen de 80 kg par député, multiplié par 125, ça donne déjà 10 tonnes de chair humaine qui s’est pesamment abattue, le 30 novembre dernier, sur une chiure de mouche.

Bien qu’il soit toujours rafraîchissant, édifiant même, de voir nos politiciens faire fi de la partisanerie et se serrer les coudes, quand allons-nous les voir se mobiliser pour exiger un meilleur apprentissage du français de nos enfants tout comme des immigrants, exiger plus de sorties culturelles, plus d’argent pour les livres, le théâtre et le cinéma ? Quand se lèveront-ils d’un seul bond pour obliger les géants de l’informatique à payer leur juste part ? Quand empêcherons-nous Netflix, Google, Amazon et Apple de cannibaliser les créateurs de contenu, de s’enrichir aux dépens des artistes, des musiciens, des scénaristes et des écrivains ? Voilà une cause qui mériterait une large mobilisation, une qui risque de peser bien plus lourd sur notre avenir collectif.

Mais interdire l’utilisation d’un petit mot, restreint à un seul quartier du Québec ? Come on. Même avant d’apprendre que tout ça relevait d’une autre machination de la part de celui qui en détient le secret, Jean-François Lisée (la motion péquiste obligeait ainsi les libéraux à désavouer une partie importante de leur électorat, les anglophones), il y avait de quoi s’interroger sur le jugement de notre classe politique. Le mot « hi » ne menace pas l’avenir du français, d’abord, pas plus que le nombre croissant de travailleurs francophones bilingues. Vu la situation géographique du Québec, vu la mondialisation et la numérisation du monde du travail, il serait impossible de bouder l’anglais aujourd’hui sans se couper du monde extérieur. Et qui souhaiterait un tel repli ?

Le problème n’est donc pas l’anglais qu’on se met dans la bouche, mais l’amour qu’on porte au français, la prédominance qu’on est prêt individuellement et collectivement à lui donner, ou pas. Le français doit demeurer un objet d’immense fierté pour ceux et celles dont c’est la langue maternelle (n’en déplaise aux colonisés de ce monde) et un objet de grand intérêt pour tous les autres. Il est là, le nerf de la guerre. Et, à ce sujet, les nouvelles sont plutôt bonnes. Selon les dernières statistiques, les anglophones et allophones parlent davantage français au Québec et la proportion de travailleurs utilisant le français, malgré un taux de bilinguisme accru à Montréal, est demeurée stable depuis 10 ans (94,4 %).

Je ne dis pas qu’il ne faut pas s’inquiéter de l’avenir du français. C’est inévitable et nécessaire. Mais y en a marre des petits jeux politiques qui mettent l’accent là où ça rapporte plutôt que là où le bât blesse.

mercredi 6 décembre 2017

Lueur au bout du tunnel

Depuis 28 ans (déjà), le souvenir d’un certain 6 décembre s’abat comme une chape de plomb. Impossible à oublier. Heureusement, il y a autre chose à broyer que du noir cette année. Au-delà de la douleur et de la colère, au-delà des « gunnies » qui réclament bêtement l’abolition du registre des armes à feu, on voit, pour la première fois, une éclaircie à l’horizon.

Mieux encore qu’à l’occasion du 25e anniversaire où tous, du chef de police aux politiciens présents, ont parlé d’un « crime contre les femmes », aveu qui s’était fait péniblement attendre, on assiste aujourd’hui à un véritable retour du balancier. Car si le geste odieux de Marc Lépine a marqué la fin d’un certain féminisme insouciant, voire triomphant, la campagne actuelle de dénonciation envers les agressions sexuelles marque le retour d’une parole de femmes qui porte.

Dans toute l’histoire de l’humanité, c’est la première fois que des femmes se plaignent et que des hommes puissants tombent sur-le-champ. Depuis que les femmes se lèvent, rien ne ressemble, en fait, à ce règlement de comptes. Le féminisme a réussi à changer des lois, et avec elles, la place des femmes dans le monde ; il a réussi à mettre fin à une soumission millénaire, mais pas, malheureusement, au dénigrement. Avec les années, le contraste entre l’épanouissement des femmes, d’une part, et la violence qu’elles continuaient à subir, malgré tout, détonait de plus en plus. À tel point qu’on a conclu à des espèces de vases communicants. N’était-ce pas d’ailleurs le message de Marc Lépine ? Vous pensez que vous pouvez prendre la place des hommes ? Ra-ta-ta-tat. La violence serait toujours là pour remettre des femmes à leur place.

Ici, au Québec, on a mis du temps à reconnaître l’aspect politique, carrément terroriste de l’infâme assassin. Longtemps, on n’y a vu que du feu. Alors que le monde entier s’émouvait de ce que Pierre Bourgault appelait le « premier crime sexiste dans l’Histoire », on refusait de tirer des leçons des événements du 6 décembre. Il n’y avait rien à y comprendre, sauf la démence manifeste d’un pauvre type. Quelques jours après le drame, un éditorial du journal Le Soleil est allé jusqu’à dire que cette hécatombe « n’avait rien à voir avec les femmes ». Tragique hasard, un point c’est tout.

Je me suis longtemps interrogée sur le silence obtus entourant le drame de Polytechnique, pour conclure qu’il devait s’agir des conséquences de la Révolution tranquille. Depuis les années 1960, l’histoire du Québec est après tout scindée en deux. Comme la Bible, il y a la grande noirceur de l’Ancien Testament et les voies ensoleillées des temps nouveaux. Il y a l’Avant (le mauvais) et l’Après (le bon). Il y a là où on ne veut absolument pas retourner et là où l’on se dirige d’un pas plus léger. Peuple miraculé s’il en est un, les Québécois ont tendance à croire que tout le mal est derrière eux.

Le Québec moderne se voit (pensons au débat sur la charte des valeurs, sur le racisme...) plus innocent qu’il l’est. Cette propension à se donner le bon Dieu sans confession, la tuerie du 6 décembre en aura été le premier grand exemple. Mais à la lumière des milliers de témoignages d’abus sexuel qui tapissent désormais la place publique, on voit qu’il y a une autre raison, plus universelle cette fois, au silence malaisé qui entoure la violence faite aux femmes.

Jusqu’à maintenant, les hommes ignoraient ce que vivent les femmes. La grande majorité d’entre eux ne savent pas ce que ça veut dire que de se promener dans un corps perpétuellement à découvert, vulnérable à l’intimidation, à l’insinuation, aux mains baladeuses et aux farces cochonnes. N’y voyant que les artifices de la séduction, ils ne constataient ni l’outrage ni le rapport de force inhérents à ce genre de situation. Comme le dit l’essayiste Stephen Marche, « les hommes arrivent à ce moment de reddition […] stupéfiés par ce que vivent les femmes ».

Après le drame de Polytechnique, peu d’hommes se sont sentis interpellés par la menace qui pesait sur les femmes. Le drame était trop sanglant, trop extrême. Quel homme normalement constitué pouvait s’y reconnaître ? Le réflexe est le même en lisant la manchette du dernier drame conjugal. Mais aujourd’hui, devant le champ de ruines des rapports de séduction, les lumières s’allument, les connexions se font, les dettes se payent. C’est un moment immensément important pour les femmes.