mercredi 18 octobre 2017

L'homme animal

Harvey Weinstein est l’illustration ultime du danger qui guette toujours les femmes. Partout où l’homme est puissant et la femme, jeune et vulnérable, une rencontre avec le gros méchant loup est quasi assurée. Mais ça, Donald Trump, Jian Ghomeshi, Dominique Strauss-Kahn et combien d’autres nous l’avaient déjà démontré. Pas très surprenant, non plus, le silence que les victimes ont gardé toutes ces années, ni l’omertà qui régnait dans le milieu. Dans un monde qui consiste à exposer la chair fraîche, le merveilleux monde du show-business, à sexualiser le moindre nombril, personne n’a le droit de cracher dans la soupe.

La véritable révélation dans cette histoire est plutôt, si on se fie aux allégations, le côté pervers de l’homme lui-même. Avant l’énormité qu’est Harvey Weinstein, la grossièreté immonde du personnage, avait-on bien saisi la sexualité maladive, le power trippornographique au coeur de ces agressions à répétition ? C’est toute une découverte. Qu’un homme ait une sexualité débridée, comme c’était le cas, dit-on, de John F. Kennedy, qu’il ait envie, comme bien des vedettes du monde culturel ou politique, de se taper tout ce qui bouge pour satisfaire son ego ou sa libido, c’est une chose. Mais qu’un homme — et pas n’importe lequel, le producteur de cinéma le plus influent des trente dernières années — attende son prochain rendez-vous, toujours selon les témoignages, tout nu dans le bain, pourchasse sa jeune collègue autour d’un divan comme un gamin, souligne son pressant besoin sexuel en se masturbant devant elle et aille jusqu’à s’exposer dans un restaurant en dit long sur l’espèce d’abêtissement sexuel dont ces gestes témoignent.On croyait la misère sexuelle disparue avec les années 1960, mais grâce aux Harvey Weinstein, Bill Cosby, Dominique Strauss-Kahn et Roman Polanski de ce monde, voilà qu’elle revient, plus sordide, plus glauque et plus violente que jamais.

Curieusement, Weinstein a tenté de se défendre en invoquant justement la libération sexuelle. « Ah, désolé, dit-il à la jeune mannequin italienne qu’il avait tenté de peloter, j’y suis habitué », invoquant plus tard le fait d’avoir grandi dans les années 1960. Comme si les moeurs libérales de ce moment-là avaient éliminé toute frontière, toute décence et, surtout, toute considération pour sa partenaire.

Si la libération sexuelle a trop souvent fonctionné à sens unique, assouvissant le désir sexuel mâle bien avant celui du sexe opposé, elle a permis — une fois conjuguée à la libération des femmes quelques années plus tard — de sortir la sexualité des boules à mites, de cesser de l’entrevoir comme quelque chose de vaguement, voire de profondément honteux, quelque chose qu’on faisait comme un vol à l’étalage, vite, mal et dans le noir de préférence. Or, Harvey Weinstein, le dieu de Miramax, semble aborder la sexualité précisément de cette façon, de la même manière que les jeunes Ontariens venus au Québec pour se saouler la gueule abordent l’alcool : sans le moindre contrôle, sans la moindre notion de quoi il s’agit, comme un genre de cri primal. C’est laid, mais faut que ça sorte. Bref, en parfait animal.

En 1963, Betty Friedan dénonçait dans un livre désormais célèbre, La femme mystifiée« le problème qui n’a pas de nom ». Son brûlot levait le voile sur la détresse des femmes captives de leur rôle de ménagère. Et si nous faisions face à un nouveau problème sans nom ? Si la déferlante d’agressions sexuelles subies par les femmes encore aujourd’hui, malgré des décennies de conscientisation et de progrès, reposait, outre le mépris qui perdure à leur égard, sur une certaine sexualité masculine tout croche ?

Comment réconcilier, selon les accusations qui ont été déposées, qu’un dieu du petit écran drogue des femmes pour mieux les tripoter (Bill Cosby), qu’un grand cinéaste viole une petite fille de 13 ans (Roman Polanski), que le directeur du Fonds monétaire international séquestre et agresse sexuellement une femme de chambre, plonge sa main dans le décolleté d’une journaliste venue l’interviewer (Dominique Strauss-Kahn) ? Comme Harvey Weinstein, il y a quelque chose ici qui ne colle pas entre ces comportements délirants, déviants, voire criminels, et le comportement de tous les jours de ces mêmes hommes reconnus pour leur intellect et leur savoir-faire. Il y a carrément quelque chose qui se détraque sur le plan sexuel.

On parle beaucoup actuellement de « masculinité toxique » comme façon d’étiqueter le machisme qui perdure. Mais le vrai danger qui guette les femmes, celui qu’elles risquent de payer plus chèrement encore, réside dans cette sexualité psychopathe, cette masculinité malade à la Harvey Weinstein.

mercredi 11 octobre 2017

Calculs politiques déplorables

À la suite des piteux résultats dans Louis-Hébert, on presse Philippe Couillard de larguer la commission sur le racisme systémique, une des raisons, dit-on, de la « claque sur la gueule ». Selon l’ex-ministre libérale et animatrice de radio Nathalie Normandeau, les Québécois n’en pourraient plus de se faire dire « qu’on est racistes, xénophobes ».

Mais d’où vient l’idée (farfelue) que nous assistons ici à une « commission d’accablement des francophones »? Par quel tour de passe-passe une consultation sur la discrimination de minorités visibles devient-elle un exercice de discrimination envers la majorité ? Depuis les années 1960, toutes les grandes problématiques de l’heure — éducation, santé, justice, égalité hommes-femmes — sont passées par des consultations publiques. A-t-on crié au « procès des Québécois » au moment de la commission Parent ? Cliche ? Charbonneau ? Pourtant, à chacune de ses grandes dissections de la société québécoise, il y avait de quoi croupir de honte.

Il serait donc possible de contempler un Québec ignare, corrompu, toujours soumis à un patronage éhonté sans grimper dans les rideaux, sans y déceler autre chose qu’une façon d’y voir plus clair ? Mais entendre parler de racisme de la part de ceux et celles qui le vivent serait un affront inimaginable, une « farce », un « procès du nationalisme québécois », la mutilation de « l’âme et [du] coeur d’un peuple entraînant des conséquences irréparables »?

 
Nous voici donc plongés dans une autre tragicomédie dont le Québec semble avoir le secret. On retrouve ici le même dialogue de sourds, la même indignation outrée de part et d’autre, la même incrédulité devant les propos de gens qu’on croit pourtant connaître (eh ? il a dit ça ?), amèrement vécus lors du débat sur la charte des valeurs dites québécoises.

Ce n’est pas par hasard si la première salve dans ce nouveau combat identitaire a été lancée par le chef du PQ. Après l’annonce de la commission en mars dernier, Jean-François Lisée a été le premier à dénoncer ce « procès en racisme et en xénophobie que les Québécois vont subir ». Claque sur la gueule oblige. À la suite de la défaite-surprise du PQ et du rejet de sa proposition de charte aux dernières élections, l’occasion était tout indiquée de reprendre l’initiative en peinturant l’adversaire dans le coin honni du multiculturalisme. « Ça suffit de culpabiliser les Québécois qui tiennent à la laïcité ! » de s’indigner M. Lisée. La pelure de banane était lancée. À partir de ce moment-là, nous assistions à un pugilat entre, d’un côté, ceux qui défendent le bon peuple (le « nous ») et, de l’autre, ceux qui défendent, à l’instar d’Ottawa, les pauvres immigrants (le « eux »). Devinez qui risque de l’emporter.

Il y a évidemment toutes sortes de raison de se méfier des intentions du gouvernement Couillard dans cette affaire. En perte de vitesse auprès de l’électorat francophone — qu’il n’a jamais su, c’est vrai, bien défendre —, M. Couillard a intérêt à garder les communautés culturelles solidement dans son coin. La diversité n’est pas une question entièrement neutre pour le PLQ, pas plus que la laïcité l’est pour le PQ — ou encore pour la CAQ, qui, à l’instar de ces gros footballeurs qui s’empilent les uns par-dessus les autres sur le même petit ballon, n’a pas tardé à se jeter dans la mêlée. Dans tous les cas, le pari électoral pue au nez.

Cela dit, l’enjeu, dans le cas qui nous occupe, n’est pas la laïcité mais bien la diversité. Ce n’est pas exactement le même débat. La laïcité, d’abord, n’a jamais été perçue ici comme problématique. Les 50 dernières années sont un testament à la transformation harmonieuse d’une société archicatholique en une société qui n’est plus du tout guidée aujourd’hui par des considérations religieuses. Applaudissons l’exploit, mais admettons qu’en ce qui concerne la cohabitation gracieuse d’une société multiethnique, nous avons encore quelques croûtes à manger. La série noire de crimes haineux contre la communauté musulmane, pour ne rien dire de la montée de l’extrême droite ici comme ailleurs en Occident, est là pour nous le rappeler.

Au Québec comme ailleurs, le défi de l’heure n’est pas tant celui de la tolérance religieuse que la tolérance tout court. Sommes-nous prêts, non seulement à accepter parmi nous, mais à traiter comme nos vis-à-vis, nos égaux, ceux et celles qui ne nous ressemblent pas ?

Malgré tous ses défauts, une consultation sur la discrimination systémique m’apparaît, au contraire, tout indiquée.

mercredi 4 octobre 2017

La liberté est un oiseau

Lorsqu’une police d’État tire sur ses propres citoyens, cartouches en caoutchouc ou pas, lorsqu’elle sabote des bureaux de scrutin et brutalise des manifestants afin d’empêcher des gens de voter, alors la démocratie, pourrait-on dire, se porte mal. Je parle bien sûr du référendum en Catalogne qui a viré au chaos dimanche dernier. Mais lorsque les États environnants, les gouvernements amis, de proche ou de loin, détournent tous, à quelques exceptions près, le regard, ne sentent pas le besoin de s’élever devant une telle répression, se portent même à la défense du gouvernement espagnol comme l’a fait Emmanuel Macron, alors le ver n’est pas seulement dans la pomme. Force est de constater que la fibre démocratique se dégrade un peu partout.

Bien sûr, la question d’indépendance est une patate chaude. Aucun chef de gouvernement ne veut s’en mêler de peur d’y goûter à son tour. Mais au-delà du simple calcul politique, où est le devoir moral de protéger des innocents ? Où est la défense de la liberté d’expression ? La nécessité de rappeler que le droit à l’autodétermination est un droit universel qui damne le pion à toute provision constitutionnelle, quelle qu’elle soit ? Devant un enfant qui se noie, se demande-t-on si l’enfant jouait trop près de la falaise ? Non. Devant l’intolérable, on bouge, on s’indigne.

Comparons maintenant cette vaste indifférence devant le dérapage (politique) espagnol à la levée de boucliers devant le dérapage (économique) grec. Deux crises qui, au sein de la communauté européenne, ont suscité deux réactions tout à fait opposées. À l’été 2015, devant la difficulté de rembourser ses dettes, le gouvernement de gauche d’Alexis Tsipras a été traité de tous les noms (« il nous faut des adultes dans la pièce », dira la chef du FMI, Christine Lagarde) ; il a été acculé à la faillite et forcé d’implanter les mesures d’austérité contre lesquelles il avait mené campagne et avait été élu six mois auparavant.

Faisant fi du verdict des urnes, la « nouvelle Rome », le triumvirat constitué du Fonds monétaire internationale, de la Commission européenne et de la Banque de la commission européenne, n’a pas hésité à imposer aux Grecs sa loi à coups de coups de pied au cul. Un an et demi plus tard, devant une situation beaucoup plus troublante, l’écho des bottes de la guardia civil rappelant les heures sombres du fascisme espagnol, pas de semonces, pas d’ultimatum, pas d’obligation de redresser la barre. Une admonestation du bout des lèvres de la part de la Commission européenne encourageant « tous les acteurs à passer de la confrontation au dialogue ». Un point c’est tout.

Serait-ce que nous n’avons plus qu’un dieu devant lequel s’agenouiller ? Qu’une valeur qui vaut la peine d’être défendue ? Celle de la sacro-sainte économie ? À l’instar du philosophe Michel Foucault, le premier à mettre en garde contre la montée de l’Homo oeconomicus, plusieurs voient aujourd’hui ce nivellement des valeurs démocratiques, dont le référendum catalan est un parfait exemple, comme une conséquence directe du néolibéralisme. Pourquoi ? Parce que « plus le rôle et la légitimité de l’État sont liés à la croissance économiqueécrit la politicologue américaine Wendy Brown, plus les préoccupations de justice sociale ont tendance à reculer ». Aujourd’hui, la liberté suprême est celle du marché avant celle du simple citoyen, un marché qui, par définition, est inéquitable, créant tous les jours des gagnants et des perdants et imposant sa loi du plus fort.

L’histoire des 40 dernières années est l’histoire du ratatinement de l’espace politique au profit de l’espace économique. L’ère n’est plus aux grandes idéologies, que ce soit les utopies de gauche ou les projets totalitaires de droite. Les problèmes de l’heure sont presque tous des questions d’argent : la corruption, les inégalités sociales (huit hommes possèdent aujourd’hui autant que la moitié de la population mondiale), le culte des ressources énergétiques massacrant toujours un peu plus l’environnement. Un autocrate comme Donald Trump, un dirigeant qui tous les jours piétine les principes démocratiques, ne serait jamais parvenu au pouvoir sans cette déification du monde des affaires dont il est la pathétique incarnation.

Le temps serait-il venu d’inverser nos valeurs ? Comme nous le rappelle le drame catalan, la liberté est chose bien plus fragile que le prix de l’or. Sans une vigilance de chaque instant, sans réitérer que c’est la capacité de chacun d’entre nous de contrôler son destin qui rend la vie belle, et une société forte, elle aussi peut s’envoler.