mercredi 23 août 2017

Où trace-t-on la ligne?

Pas de mauvaises surprises, finalement, de la part de la meute de loups descendus en grand nombre à Québec dimanche. Pas de violence, ni d’arbalètes, ni de discours enflammés, on a plutôt joué les agneaux vantant les mérites de l’ordre public. Non, la casse est venue de l’autre côté, de ces sombres trouble-fête appelés Black Bloc, voués à briser le mobilier et à narguer la police. Contrairement aux contre-manifestants qui ont l’amour tatoué sur le front, ces épouvantails masqués existent, on le jurerait, dans le seul but de se faire haïr.
 
On sait évidemment que l’affaire est un brin plus subtile : adeptes de l’anarchisme, les BB se voient comme les picosseurs des colonnes du temple, les fossoyeurs de l’ordre établi. Seulement, dans un contexte où deux camps s’affrontent, un qui prône l’inclusion et la réconciliation et l’autre, l’exclusion, l’intimidation et le culte du « héros guerrier », on est quand même loin des grandes liesses étudiantes de 2012, dans un contexte, bref, où la démocratie se dégrade et la raison se perd. On n’a qu’une envie, devant cette autre frange de justiciers autoproclamés, c’est de crier : mais à quel jeu imbécile (pour ne pas dire macho) jouez-vous ?
 
Rien n’est plus crétin ni plus macho, me direz-vous, que ces hurluberlus d’extrême droite ayant le swastika tatouée sur le ventre. Quiconque a vu le documentaire réalisé par Vice/HBO sur les événements à Charlottesville en sait quelque chose. « Je m’entraîne pour devenir plus violent », se vante l’antihéros du film, torse nu, Christopher Cantwell, qui plus tard, dans une vidéo enregistrée par lui-même sur YouTube, pleurnichera parce qu’il a peur de se faire arrêter. Plus pathétique que ça, tu crèves en prison. Seulement, et c’est là où je veux en venir, tout n’est pas noir ou blanc. Comme le démontrent le clip larmoyant de Cantwell et la présence de Black Bloc à Québec, les Méchants ne sont pas toujours si effrayants ni les Bons si admirables.
 
Dans un contexte d’affrontements idéologiques exacerbés, il est toujours tentant de tourner les coins rond, d’ignorer ce qui ne colle pas à l’image qu’on veut donner. On l’a vu lors des manifs étudiantes, où l’on a le plus souvent passé l’éponge sur les éruptions malencontreuses des BB ; on l’a vu au sein du PQ également, qui n’a jamais franchement avoué la discrimination fomentée par sa charte des valeurs. Aujourd’hui, à un moment où un président américain est lui-même à brouiller la ligne entre le moral et l’immoral, l’acceptable et l’inacceptable, il est plus important que jamais de ne pas se prêter à ce genre de raccourcis.
 
Prenez l’autre grande manif du week-end, celle de Boston, au nom de la liberté d’expression. Aux yeux du mouvement Unite the Right, il s’agissait de battre le fer pendant qu’il était chaud. Maintenant que Trump lui-même leur avait prêté une certaine légitimité, quoi de mieux pour des « patriotes » que de montrer leur amour de la liberté de parole inscrite dans la Constitution et chérie par tout « red-blooded American ». Le même petit jeu — nous, racistes ? — qu’a joué La Meute à Québec. On sait évidemment que cette liberté comprend pour ces nouveaux croisés celle de crier des slogans nazis et des insultes antisémites, mais, brouillant adroitement la frontière entre l’acceptable et l’inacceptable encore un peu plus, les organisateurs ont choisi comme prétexte de leur défilé le congédiement d’un employé de Google. Censure et rectitude politique inexcusables, clament-ils.
 
James Damore s’est fait montrer la porte après avoir écrit que la biologie expliquait l’absence de femmes au cénacle de la haute technologie, peut-être plus encore que la discrimination. Personnellement, j’aurais tendance à accuser la discrimination davantage, mais le fait demeure et, dans cette ambiance survoltée, il n’est pas facile de le reconnaître : Damore a raison. Les femmes sont souvent plus intéressées aux gens qu’aux choses, moins compétitives et probablement plus facilement stressées. Les études scientifiques sont d’ailleurs là pour le prouver. Dans cette course vers l’égalité hommes-femmes devenue l’ultime badge d’honneur de tout politicien et entrepreneur qui se respecte, on a tendance à ignorer, ici aussi, ce qui ne fait pas notre affaire : tout n’est pas « égalisable ». Hommes et femmes ne seront jamais parfaitement interchangeables. Prétendre le contraire aide à promouvoir l’image bon teint de Google, mais très peu, finalement, les femmes elles-mêmes.
 
Bref, ce n’est pas parce que James Damore est devenu le héros de ceux qu’on abhorre qu’il ne faudrait pas le défendre ni parce que le Black Bloc se croit progressiste qu’il ne faudrait pas le dénoncer.

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