Un message sur Twitter résume admirablement ce qui s’est passé à Charlottesville ce week-end. Sous la phrase « Amérique, choisis ton flambeau », on voit d’un côté les torches Tiki brandies par les suprémacistes et, de l’autre, le flambeau de la statue de la Liberté. Rien ne reflète mieux l’esprit d’ouverture des Américains, du moins jusqu’à maintenant, que ce bras levé, accueillant les pauvres et les exténués. « Envoie-les-moi, les déshérités, que la tempête m’apporte… » Et rien n’incarne davantage l’hystérie collective, la loi de la jungle et la haine que ces manifestations nocturnes conçues pour disséminer la peur et l’intimidation.
Comme tout le monde, j’ai vu les images des affrontements qui ont causé la mort d’une jeune femme et blessé plusieurs autres. La voiture qui fonce dans la foule, les manifestants catapultés dans les airs, les hommes la mitraillette en bandoulière, la riposte pathétique de Donald Trump jouant le directeur d’école un tantinet mécontent de ces bandes d’adolescents turbulents. J’ai lu aussi les propos d’une supposée patriote invectivant une contre-manifestante : « J’espère que tu vas te faire violer par un nègre ! » lui crie-t-elle.
Le fait d’être à Paris ajoute pour moi un degré d’irréalité à quelque chose qui ressemble déjà à un cauchemar. J’ai l’impression d’être prise ici entre un pays qui se cherche, la France, et un pays qui se perd, les États-Unis. Si la « douce France » peine de nos jours, si elle tarde à se réinventer, son drame pâlit en comparaison de celui qui se déroule chez nos voisins. Le terrorisme intérieur qui déchire à nouveau l’Amérique n’est d’ailleurs que la pointe de l’iceberg. Depuis le 11 septembre 2001, le terrorisme de souche a fait 85 morts, dont 62 revendiqués par l’extrême droite. Aux États-Unis, le terrorisme intérieur, de l’« alt-right » notamment, est donc une vieille histoire, précédant même celle de Timothy McVeigh en 1995.
Ce qui est nouveau et bien plus inquiétant : un gouvernement américain est pour la première fois dans le coup. Derrière le maelström de haine et de testostérone se tient Donald Trump, le pouce en l’air, la casquette « Make America Great Again » bien vissée sur la tête, son association à ces bandits d’extrême droite exposée au grand jour par les bandits eux-mêmes : « Nous sommes venus pour réaliser les promesses de Donald Trump », disent-ils. On trouve également son bras droit, Steve Bannon, un homme convaincu que le « destin judéo-chrétien de l’Amérique » est en péril. L’inspiration derrière le chant de guerre des matamores, « Jews will not replace us ! » (« les Juifs ne prendront pas notre place »), c’est beaucoup lui.
Mais ce qu’on voit sur la place publique aujourd’hui, la normalisation de discours haineux, la confusion délibérément entretenue entre ce qui est vrai et ce qui est faux, l’improvisation et l’incompétence passant pour de l’authenticité, a des racines plus profondes encore. Si un ignare, un irresponsable comme Trump a pu être élu président, c’est que la culture, après tout, le permettait. Dans un essai publié dans le Atlantic (« How America Lost Its Mind »), Kurt Andersen retrace tout ce qui a pu nourrir cette « dévotion pour le non vrai ». Car personne ne croit davantage aux extraterrestres, aux conspirations de toutes sortes, aux canulars qu’auraient montés la Chine ou encore les scientifiques pour mousser la cause des changements climatiques… qu’un Américain.
Andersen parle de l’espèce de suffisance yankee — « nous sommes des Américains, on peut croire/faire ce qu’on veut » — qui expliquerait en partie ce culte des faits alternatifs. Mieux, il analyse le rôle de la religion dans cette désarticulation de la pensée. Tous ces supposés patriotes, le poing et la mitraillette en l’air, ont également des croix au cou. Tous les élus au Congrès et au Sénat, sauf deux, sont croyants. L’évangélisation galopante du pays explique qu’un seul des candidats républicains en 2016 a dit croire à l’évolution de l’espèce (Jeb Bush). Tous les autres croient à Adam et Ève ! Au cours des dernières décennies, les républicains « raisonnables » ont été remplacés par ceux qui étaient jadis « en marge », dit Andersen. C’est ce parti born again qui a convaincu la population de « ne pas faire confiance aux médias, d’ignorer les faits qui les gênent et d’abolir les standards usuels du débat public ».
Aussi extravagant puisse-t-il paraître, Donald Trump n’est pas le seul responsable de l’immoralité dans laquelle sombre le pays. De plus en plus, deux Amériques émergent. De plus en plus, elles seront en guerre.
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