mercredi 30 août 2017

Bonjour-hi

Mieux vaut l’avouer d’emblée : je ne fais pas partie des Québécois qui ont en horreur la salutation montréalaise par excellence, ce petit refrain quelque part entre le rap et le haïku japonais qui résonne d’un bout à l’autre de la rue Sainte-Catherine, le fameux « bonjour-hi ». Au contraire, je le trouve plutôt charmant, un désir à la fois d’affirmer la prédominance du français, comme le voulait Camille Laurin, sans oublier le continent sur lequel on se trouve et les anglophones avec qui on cohabite, comme le voulait René Lévesque. Un comportement qui, à mon avis, est en droite ligne avec la loi 101 ainsi qu’avec le caractère accueillant et flexible du Québécois moyen.

Je ne suis évidemment pas insensible au danger d’une bilinguisation tous azimuts, mais les chiffres ne sont-ils pas là pour nous rassurer ? Oui, les Québécois sont beaucoup plus bilingues qu’il y a 45 ans (à 44,5 % en 2016 c. 27,6 % en 1971), mais, non, la langue maternelle ne se perd pas. Si elle a fléchi légèrement au cours d’un demi-siècle (1,6 %), il n’y a aucun lien direct entre la montée considérable du bilinguisme et la baisse légère du français comme langue maternelle. Ce ne sont pas des vases communicants, en d’autres mots. Le fléchissement est dû au fait qu’à partir des années 1970, on a cessé de faire des enfants en grand nombre. La courbe démographique du Québec, voilà une baisse en dents de scie qui aurait pu avoir une incidence catastrophique sur la prépondérance du français. Remercions encore une fois Laurin et Lévesque d’avoir eu la bonne idée de franciser les enfants d’immigrants qui portent désormais une partie du fardeau de la survivance. Le réel coup de génie de la loi 101, il est là.

Je ne dis pas qu’il faille s’asseoir sur nos lauriers ni que la vigilance n’est pas de mise. Seulement, quand vient le temps de discuter de notre avenir linguistique, l’angoisse ne m’apparaît pas placée tout à fait au bon endroit. On compte le nombre de personnes qui parlent français plutôt que de mesurer la viabilité ou l’attractivité (comme disent les Français) de la culture francophone en Amérique. Ce n’est pas assez d’avoir des gens capables de s’exprimer dans la langue de Molière ; il faut qu’ils veuillent également s’y identifier. Il faut que parler la langue ne soit pas seulement pratique ou rentable, il faut aussi que ce soit valorisant. Une langue est intéressante à partir du moment où elle est l’expression d’une façon d’être, de penser, de cohabiter avec les autres et d’interpréter le monde. À partir du moment qu’elle vous grandit, qu’elle vous permet de voyager en quelque sorte. Bref, à partir du moment où elle n’est pas seulement des sons qui vous sortent de la bouche, mais une véritable culture dont les oripeaux sont, bien au-delà de l’affichage commercial, des livres, de la musique, du théâtre, des journaux, des bars, des amis, et j’en passe.

Un exemple : Ottawa, au moment où j’y ai grandi, comptait une population francophone très élevée (près de 45 %, si je ne m’abuse). Le bassin de gens comptant le français comme langue maternelle se portait très bien merci. Mais la qualité du français, sa visibilité comme sa viabilité, était dans un état lamentable. Le flambeau de la langue ne se transportait guère à l’extérieur des foyers parce que les supports culturels du français étaient, sinon inexistants, moins nombreux et, surtout, moins inspirants souvent que ce qui se conjuguait dans la langue de Shakespeare. Tout francophones que nous étions, c’était non seulement plus simple, mais finalement plus valorisant de parler anglais. On sentait que cette monnaie-là avait de la valeur. L’autre, beaucoup moins.

Bien que maintenir une masse critique de gens parlant la même langue est essentiel à la production d’une culture, il faut arrêter de simplement mesurer les têtes de pipe francophones et s’inquiéter davantage de l’état de la culture elle-même, inévitablement le parent pauvre de chaque budget gouvernemental. Il faut arrêter aussi de culpabiliser les Québécois qui veulent apprendre l’anglais, un réflexe on ne peut plus normal dans le continent qui est le nôtre. Le Québec n’est pas menacé du fait que de plus en plus de francophones connaissent l’anglais. Il sera menacé le jour où ces mêmes francophones cesseront de s’identifier à leurs origines, cesseront d’être fiers de qui ils sont. Le véritable défi du Québec, il est là : au-delà du maintien de la langue, c’est notre amour-propre qu’il faut conserver.

mercredi 23 août 2017

Où trace-t-on la ligne?

Pas de mauvaises surprises, finalement, de la part de la meute de loups descendus en grand nombre à Québec dimanche. Pas de violence, ni d’arbalètes, ni de discours enflammés, on a plutôt joué les agneaux vantant les mérites de l’ordre public. Non, la casse est venue de l’autre côté, de ces sombres trouble-fête appelés Black Bloc, voués à briser le mobilier et à narguer la police. Contrairement aux contre-manifestants qui ont l’amour tatoué sur le front, ces épouvantails masqués existent, on le jurerait, dans le seul but de se faire haïr.
 
On sait évidemment que l’affaire est un brin plus subtile : adeptes de l’anarchisme, les BB se voient comme les picosseurs des colonnes du temple, les fossoyeurs de l’ordre établi. Seulement, dans un contexte où deux camps s’affrontent, un qui prône l’inclusion et la réconciliation et l’autre, l’exclusion, l’intimidation et le culte du « héros guerrier », on est quand même loin des grandes liesses étudiantes de 2012, dans un contexte, bref, où la démocratie se dégrade et la raison se perd. On n’a qu’une envie, devant cette autre frange de justiciers autoproclamés, c’est de crier : mais à quel jeu imbécile (pour ne pas dire macho) jouez-vous ?
 
Rien n’est plus crétin ni plus macho, me direz-vous, que ces hurluberlus d’extrême droite ayant le swastika tatouée sur le ventre. Quiconque a vu le documentaire réalisé par Vice/HBO sur les événements à Charlottesville en sait quelque chose. « Je m’entraîne pour devenir plus violent », se vante l’antihéros du film, torse nu, Christopher Cantwell, qui plus tard, dans une vidéo enregistrée par lui-même sur YouTube, pleurnichera parce qu’il a peur de se faire arrêter. Plus pathétique que ça, tu crèves en prison. Seulement, et c’est là où je veux en venir, tout n’est pas noir ou blanc. Comme le démontrent le clip larmoyant de Cantwell et la présence de Black Bloc à Québec, les Méchants ne sont pas toujours si effrayants ni les Bons si admirables.
 
Dans un contexte d’affrontements idéologiques exacerbés, il est toujours tentant de tourner les coins rond, d’ignorer ce qui ne colle pas à l’image qu’on veut donner. On l’a vu lors des manifs étudiantes, où l’on a le plus souvent passé l’éponge sur les éruptions malencontreuses des BB ; on l’a vu au sein du PQ également, qui n’a jamais franchement avoué la discrimination fomentée par sa charte des valeurs. Aujourd’hui, à un moment où un président américain est lui-même à brouiller la ligne entre le moral et l’immoral, l’acceptable et l’inacceptable, il est plus important que jamais de ne pas se prêter à ce genre de raccourcis.
 
Prenez l’autre grande manif du week-end, celle de Boston, au nom de la liberté d’expression. Aux yeux du mouvement Unite the Right, il s’agissait de battre le fer pendant qu’il était chaud. Maintenant que Trump lui-même leur avait prêté une certaine légitimité, quoi de mieux pour des « patriotes » que de montrer leur amour de la liberté de parole inscrite dans la Constitution et chérie par tout « red-blooded American ». Le même petit jeu — nous, racistes ? — qu’a joué La Meute à Québec. On sait évidemment que cette liberté comprend pour ces nouveaux croisés celle de crier des slogans nazis et des insultes antisémites, mais, brouillant adroitement la frontière entre l’acceptable et l’inacceptable encore un peu plus, les organisateurs ont choisi comme prétexte de leur défilé le congédiement d’un employé de Google. Censure et rectitude politique inexcusables, clament-ils.
 
James Damore s’est fait montrer la porte après avoir écrit que la biologie expliquait l’absence de femmes au cénacle de la haute technologie, peut-être plus encore que la discrimination. Personnellement, j’aurais tendance à accuser la discrimination davantage, mais le fait demeure et, dans cette ambiance survoltée, il n’est pas facile de le reconnaître : Damore a raison. Les femmes sont souvent plus intéressées aux gens qu’aux choses, moins compétitives et probablement plus facilement stressées. Les études scientifiques sont d’ailleurs là pour le prouver. Dans cette course vers l’égalité hommes-femmes devenue l’ultime badge d’honneur de tout politicien et entrepreneur qui se respecte, on a tendance à ignorer, ici aussi, ce qui ne fait pas notre affaire : tout n’est pas « égalisable ». Hommes et femmes ne seront jamais parfaitement interchangeables. Prétendre le contraire aide à promouvoir l’image bon teint de Google, mais très peu, finalement, les femmes elles-mêmes.
 
Bref, ce n’est pas parce que James Damore est devenu le héros de ceux qu’on abhorre qu’il ne faudrait pas le défendre ni parce que le Black Bloc se croit progressiste qu’il ne faudrait pas le dénoncer.

mercredi 16 août 2017

Choisis ton flambeau

Un message sur Twitter résume admirablement ce qui s’est passé à Charlottesville ce week-end. Sous la phrase « Amérique, choisis ton flambeau », on voit d’un côté les torches Tiki brandies par les suprémacistes et, de l’autre, le flambeau de la statue de la Liberté. Rien ne reflète mieux l’esprit d’ouverture des Américains, du moins jusqu’à maintenant, que ce bras levé, accueillant les pauvres et les exténués. « Envoie-les-moi, les déshérités, que la tempête m’apporte… » Et rien n’incarne davantage l’hystérie collective, la loi de la jungle et la haine que ces manifestations nocturnes conçues pour disséminer la peur et l’intimidation.

Comme tout le monde, j’ai vu les images des affrontements qui ont causé la mort d’une jeune femme et blessé plusieurs autres. La voiture qui fonce dans la foule, les manifestants catapultés dans les airs, les hommes la mitraillette en bandoulière, la riposte pathétique de Donald Trump jouant le directeur d’école un tantinet mécontent de ces bandes d’adolescents turbulents. J’ai lu aussi les propos d’une supposée patriote invectivant une contre-manifestante : « J’espère que tu vas te faire violer par un nègre ! » lui crie-t-elle.

Le fait d’être à Paris ajoute pour moi un degré d’irréalité à quelque chose qui ressemble déjà à un cauchemar. J’ai l’impression d’être prise ici entre un pays qui se cherche, la France, et un pays qui se perd, les États-Unis. Si la « douce France » peine de nos jours, si elle tarde à se réinventer, son drame pâlit en comparaison de celui qui se déroule chez nos voisins. Le terrorisme intérieur qui déchire à nouveau l’Amérique n’est d’ailleurs que la pointe de l’iceberg. Depuis le 11 septembre 2001, le terrorisme de souche a fait 85 morts, dont 62 revendiqués par l’extrême droite. Aux États-Unis, le terrorisme intérieur, de l’« alt-right » notamment, est donc une vieille histoire, précédant même celle de Timothy McVeigh en 1995.

Ce qui est nouveau et bien plus inquiétant : un gouvernement américain est pour la première fois dans le coup. Derrière le maelström de haine et de testostérone se tient Donald Trump, le pouce en l’air, la casquette « Make America Great Again » bien vissée sur la tête, son association à ces bandits d’extrême droite exposée au grand jour par les bandits eux-mêmes : « Nous sommes venus pour réaliser les promesses de Donald Trump », disent-ils. On trouve également son bras droit, Steve Bannon, un homme convaincu que le « destin judéo-chrétien de l’Amérique » est en péril. L’inspiration derrière le chant de guerre des matamores, « Jews will not replace us ! » (« les Juifs ne prendront pas notre place »), c’est beaucoup lui.

Mais ce qu’on voit sur la place publique aujourd’hui, la normalisation de discours haineux, la confusion délibérément entretenue entre ce qui est vrai et ce qui est faux, l’improvisation et l’incompétence passant pour de l’authenticité, a des racines plus profondes encore. Si un ignare, un irresponsable comme Trump a pu être élu président, c’est que la culture, après tout, le permettait. Dans un essai publié dans le Atlantic (« How America Lost Its Mind »), Kurt Andersen retrace tout ce qui a pu nourrir cette « dévotion pour le non vrai ». Car personne ne croit davantage aux extraterrestres, aux conspirations de toutes sortes, aux canulars qu’auraient montés la Chine ou encore les scientifiques pour mousser la cause des changements climatiques… qu’un Américain.

Andersen parle de l’espèce de suffisance yankee — « nous sommes des Américains, on peut croire/faire ce qu’on veut » — qui expliquerait en partie ce culte des faits alternatifs. Mieux, il analyse le rôle de la religion dans cette désarticulation de la pensée. Tous ces supposés patriotes, le poing et la mitraillette en l’air, ont également des croix au cou. Tous les élus au Congrès et au Sénat, sauf deux, sont croyants. L’évangélisation galopante du pays explique qu’un seul des candidats républicains en 2016 a dit croire à l’évolution de l’espèce (Jeb Bush). Tous les autres croient à Adam et Ève ! Au cours des dernières décennies, les républicains « raisonnables » ont été remplacés par ceux qui étaient jadis « en marge », dit Andersen. C’est ce parti born again qui a convaincu la population de « ne pas faire confiance aux médias, d’ignorer les faits qui les gênent et d’abolir les standards usuels du débat public ».

Aussi extravagant puisse-t-il paraître, Donald Trump n’est pas le seul responsable de l’immoralité dans laquelle sombre le pays. De plus en plus, deux Amériques émergent. De plus en plus, elles seront en guerre.

mercredi 9 août 2017

Le bruit de Paris

Oubliez le pin-pon, le ronflement des mobylettes ou le curieux « plaît-il ? » du garçon de table qui peine à déchiffrer votre accent. Le bruit qui est aujourd’hui Paris, le son qui vous dit que vous êtes bel et bien dans la ville des Folies bergères, est celui de douzaines de bouteilles de verre qui se fracassent les unes contre les autres dans le bac à recyclage. Une, deux, trois fois par jour, l’oreille est saisie par un crescendo de bris de verre atroce qui, immanquablement, vous rappelle les pires histoires, les vôtres comme celles immortalisées au grand écran. On n’arrête pas le progrès, on s’en plaint encore moins.

Le recyclage est quelque chose que la France réussit, bruyamment, certes, mais haut la main. On recycle près de 75 % des emballages de verre, plaçant l’Hexagone en haut du palmarès européen des diligents recycleurs. On l’applaudit. La France a bien besoin de réussite par les temps qui courent, comme en témoigne l’élection d’un homme qui suinte le succès et la joue fraîchement rasée. Mais loin des grands boulevards et des somptueuses réceptions, Paris est franchement plus triste, croyez-moi. Étonnamment sale, d’abord, pour une dame si élégante, les trottoirs jonchés de détritus et les cadres de porte, plombés de corps morts. On dit que la ville n’a pas vu autant de mendiants depuis la dernière guerre. Dans le 10e arrondissement, où je suis, immortalisé par Daniel Pennac et la famille Malaussène, les drogués zigzaguent sur les trottoirs le jour et crient leur détresse dans les parcs la nuit.

« Il y a une sorte de renoncement, de dépression collective », dit Jean-Michel Chapet, professeur retraité de gestion publique, rencontré par hasard la nuit des festivités de la Bastille.

Il ne faut pas la tête à Colbert pour comprendre qu’une partie de la déprime est reliée à la crise des migrants qui stagne depuis plus de deux ans. Depuis le démantèlement de la « jungle de Calais » il y a huit mois — installations brûlées, réfugiés montés en fourgonnettes manu militari, Human Rights Watch parle même d’utilisation de poivre de Cayenne — beaucoup des 6000 évacués se sont rabattus sur la métropole. Jusqu’au mois dernier, ils étaient 3000 agglutinés à la porte de la Chapelle, au nord de la ville, avant qu’une ultime rafle policière, la 34e depuis le début de la crise en 2015, les envoie dans des gymnases pour entamer des procédures qui s’avèrent extrêmement longues (un an d’attente) et peu efficaces : 40 % seulement des plus de 100 000 demandeurs d’asile sont actuellement hébergés.

Aujourd’hui, devant le mur qui marque la porte de la Chapelle, ils sont environ 800, assis sagement sur les trottoirs ou faisant la queue pour la nourriture distribuée par une ONG. Tous Africains, venus principalement du Mali, de la Côte d’Ivoire et du Congo, des migrants « économiques » qui ne cadrent pas très bien avec les plans du nouveau gouvernement. La nouvelle consigne est oui aux persécutés, non à ceux qui cherchent seulement à fuir la misère. Ce qui explique peut-être l’atmosphère feutrée qui règne ici, tout un contraste avec le festival des décibels qu’est Paris en règle générale. On ne parle pas beaucoup, on fixe l’horizon ou les petites tentes multicolores déposées le long du boulevard Ney. Ce sont d’ailleurs ces abris de fortune, et les déchets qui abondent, qui soulignent le mieux l’anormalité de la situation.

Tout ça pour dire que le représentant du Haut-Commissariat des Nations unies à Ottawa a raison : « Il n’y a pas de crise des réfugiés au Canada. » On n’a qu’à voir ce qui se passe en France pour le comprendre. Les quelque 3000 Haïtiens qui passent la frontière depuis le début de l’été ne constituent ni une invasion pour la population ni un réel débordement pour les autorités. Tout procède dans l’ordre et, semble-t-il, la bonne humeur. Nous avons le loisir, en plus, de ne pas devoir faire cette distinction somme toute arbitraire entre les imposteurs et les véritables damnés de la terre. Chaque demande au Canada est vue au départ comme légitime. Cela dit, l’ouverture des frontières « à tous les vents » n’est pas non plus la réponse. La France est là aussi pour nous le rappeler. On pourrait discuter longtemps pour savoir si l’Hexagone a « suffisamment donné », comme le croit Jean-Michel Cholet, ou si, souffrant d’un tabou de l’immigration depuis toujours, elle a tout simplement très mal géré. Quoi qu’il en soit, les résultats demeurent, comme le bruit de verre crevé, extrêmement pénibles.