J’ai d’abord aimé Montréal pour ses souliers. À 15 ans, je faisais des pèlerinages à la Place Ville-Marie uniquement pour tâter la sophistication d’une grande ville du bout des doigts. Je venais en autobus d’Ottawa, en compagnie d’une petite amie assoiffée de beau linge, elle aussi, pour goûter à tout ce qui manquait à nos vies : les gratte-ciel, les trottoirs bondés, le beau monde et le français comme monnaie d’échange — une langue qu’on n’était pas obligées de faire semblant de ne pas connaître ici. Mais ce sont les chaussures qui, moi, m’impressionnaient le plus. On mesure la stature de quelqu’un par ses godasses, dit-on. Pour moi, la beauté de cette ville se mesurait au raffinement de ses étalages podiatriques. Sans savoir grand-chose de son histoire, de ses missionnaires, de ses bombes ou de sa croix, Montréal me fascinait.
J’ai aimé Montréal ensuite pour ses grosses saucisses polonaises, son cinéma Mon Amour et le théâtre permanent qu’était le boulevard Saint-Laurent. C’était 10 ans plus tard et j’habitais maintenant la « plus grande ville francophone d’Amérique », mais je déambulais sur la Main, cette artère de tous les combats et de toutes les dérives, en parfaite immigrante, n’osant m’aventurer ni trop à l’est ni trop à l’ouest, m’accrochant à l’épine dorsale de la métropole comme à une bouée, les yeux gros comme des vingt-cinq sous. J’adorais ce que je voyais.
J’ai aimé et j’aime toujours Montréal parce que c’est possiblement l’espace culturel le plus compliqué et le plus dense au monde. Nommez-moi une autre ville où vous trouvez tout ce qu’il faut pour maintenir une culture — des radios, des journaux, des livres, des écoles et, bien sûr, une masse critique de gens capables de produire tout ça — et, en tournant le coin, tout ce qu’il faut pour maintenir une tout autre (grande) culture. Ça vous fait suer, je sais. La cohabitation de l’anglais et du français n’a jamais été chose facile. Mais, si je peux me permettre, à ceux qui se plaignent de l’anglicisation galopante de Montréal, ça paraît que vous n’avez jamais habité Ottawa, Moncton ou Saint-Boniface.
Non pas qu’il faille cesser d’être vigilants, oublier qu’on est ici comme « un cube de sucre à côté d’un litre de café », être des Canadiens plutôt que des Québécois. Pas du tout. Mais quand soulignera-t-on enfin cette bipolarité pour ce qu’elle est ? Pas seulement une menace, mais un atout majeur ; pas seulement une curiosité, mais l’âme même de Montréal ! Imaginez : cette ville a abrité Pierre Elliott Trudeau et René Lévesque, Leonard Cohen et Richard Desjardins, Beau Dommage et Arcade Fire, Mordecai Richler et Pierre Falardeau. Tout un party ! Il faudrait pouvoir le célébrer.
Comme Elizabeth Taylor et Richard Burton qui se sont rechoisis après avoir divorcé, je suis fière de dire que j’ai choisi cette ville trois fois plutôt qu’une. Une première fois après des études à Ottawa et ailleurs au Canada, suivies d’une année en Europe, une seconde fois après avoir vécu deux ans à Québec et une troisième fois après six ans à Toronto. Montréal, qu’est-ce que vous voulez, c’est moi. Francophone, comme j’ai besoin de l’être, mais sans monothéisme, sans uniformité de pensée ou de culture. Et puis, profondément américaine.
La première fois que j’ai mis les pieds sur le sol de mes quadrisaïeuls, j’ai immédiatement senti mon appartenance au Nouveau Monde. On est peut-être un brin brouillons ici, un tantinet échevelés en comparaison des habitants du Vieux Continent, aux longues traditions, aux strictes prescriptions langagières, vestimentaires et alimentaires, mais on a l’impression, sans doute comme Samuel de Champlain avant nous, que tout est encore possible. Que tout peut encore arriver. Il faut croire que les milliers de jeunes Français qui élisent aujourd’hui domicile à Montréal le pensent aussi.
Il y a longtemps que j’aime cette ville et, pour ne jamais l’oublier, je serai là ce soir pour voir son plus beau symbole, le pont Jacques-Cartier, s’illuminer. Non, ce n’est pas du fla-fla trop cher payé. C’est une mise en scène à la mesure des rêves qui l’ont vu naître, à la hauteur des sacrifices et des labeurs qui nous ont portés jusqu’ici. Il faut savoir fêter et, oui, dépenser de l’argent, pour ce qui ultimement n’a pas de prix.
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