Charles Taylor, merci. On vous traitera de vire-capot tant qu’on veut, votre retournement de veste tout aussi courageux qu’inattendu démontre bien qu’il n’y a pas de consensus au Québec sur la question de la laïcité et, surtout, qu’on ne sait pas vraiment de quoi on parle, quand on en parle. Depuis 10 ans qu’on pédale dans la choucroute au nom du « vivre-ensemble », merci de nous renvoyer à nos devoirs.
Mais où commencer ? Les malentendus sont nombreux et combien enchevêtrés ! D’abord, cette notion voulant que la Révolution tranquille ait transformé le Québec en terre de la laïcité. Oui, la province s’est rapidement sécularisée dans les années 60 ; il y a eu une grande « perte d’influence de la religion », pour ne rien dire de la déconfessionnalisation des écoles. Mais la laïcité implique une séparation de l’Église et de l’État autrement plus pointue, une qui passe par l’ordre juridique et qui aurait exigé, excusez-moi de le souligner à gros traits, le retrait du crucifix à l’Assemblée nationale.
La laïcité comporte un deuxième volet, plus important encore : la neutralité de l’État. Contrairement aux interprétations souvent véhiculées, cela n’implique pas une désaffection religieuse. Loin de récuser, la neutralité « accueille » toute religion seulement sans favoritisme ni parti pris. Comme le suggère le sociologue belge Marc Jacquemain, il ne s’agit pas d’une valeur en soi, mais d’un dispositif qui garantit une valeur, celle de la liberté de pensée et de religion. L’important n’est pas la neutralité ni l’absence de religion, en d’autres mots, mais bien la liberté de conscience. La possibilité pour chacun d’entre nous de vivre selon ses croyances, en toute liberté. Pour que ce foisonnement individuel puisse se réaliser, l’État, lui, doit offrir une page blanche.
Rien de ça n’a été officiellement discuté, encore moins légiféré, sous le gouvernement Lesage. Il ne l’a pas été beaucoup plus lors de la commission Bouchard-Taylor qui, de toute façon, se penchait sur un à-côté de la laïcité, les accommodements religieux. Les commissaires ont beau avoir inscrit la notion de « laïcité ouverte » dans leur rapport, celui-ci, on le sait, a été grossièrement tabletté. La notion n’a donc guère de sens pour l’ensemble des Québécois aujourd’hui. Si elle avait été bien comprise, aurait-on fait un tel gâchis de la « charte des valeurs » cinq ans plus tard ?
La législation proposée par le gouvernement Marois offrait un premier exercice, en bonne et due forme, sur la laïcité. À la bonne heure. Mais plutôt que de discuter de la neutralité de l’État et du type de laïcité que nous voulions, le débat s’est enlisé sur la question de l’identité nationale. C’est la raison pour laquelle l’exercice a été rapidement rebaptisé « charte des valeurs québécoises ». Il ne s’agissait pas d’établir rationnellement, juridiquement, le « rapport entre le politique et le religieux » ; il s’agissait de dire ce qu’on ne tolérait pas au Québec. C’est chaque fois, en fait, la même chose. Que ce soit dans la foulée de la Révolution tranquille, du « code de vie » d’Hérouxville ou de la charte des valeurs, le sentiment antireligieux, la hantise du passé prennent le dessus et dictent les résultats.
Comme le note Marc Jacquemain, il n’y a que la France qui opte pour cette laïcité dite républicaine, nourrie de suspicion envers la religion (Révolution française oblige) et où, au nom d’une supposée cohésion sociale, on a comme mission « l’émancipation » du croyant. Or, le type de laïcité proposée par MM. Bouchard et Taylor, aussi appelée laïcité libérale, est aux antipodes de cette laïcité française où, plutôt que de défendre « le droit de l’individu face à l’État » on défend « le droit (et même le devoir) de l’État de défendre l’individu face à la religion ».
Ce qui nous amène au consensus que M. Taylor aurait malencontreusement fait voler en éclats, celui d’interdire aux juges, magistrats et policiers le port de signes religieux.
D’abord, est-ce vraiment une victoire d’ériger ce principe en loi alors qu’on ne comprend guère sur quoi une telle restriction repose ? Il s’agit, après tout, de bafouer les droits fondamentaux de certains individus. La « neutralité d’apparence » en vaut-elle vraiment la chandelle ? Je suis plutôt disposée à le croire, mais je trouve suspect qu’on veuille applaudir seulement à ce qui restreint ici les droits individuels alors que c’est silence radio sur ce qui garantirait leur épanouissement. Plutôt qu’un geste réfléchi en vue d’une laïcité réelle, un tel consensus n’agit-il pas plutôt comme un gros diachylon sur la plaie béante de l’identité nationale ?
Charles Taylor a raison de nous forcer à y réfléchir à deux fois.